La chute de l’empire romain : mythe ou réalité ? Réponse avec Bertrand Lançon, historien [Interview]

30/09/2017 – 06h30 Rome (Breizh-Info.com)  Les éditions Perrin publient en ce mois de septembre un livre qui devrait faire parler dans le milieu universitaire notamment. « La chute de l’empire romain : une histoire sans fin », de Bertrand Lançon, remet en effet  en question l’interprétation qui a été faite par des générations et des générations, de ce qu’il s’est passé avant et après 476.

Pour l’auteur, ce n’est pas la « chute de l’empire romain » mais bien sa longévité qui relève d’une énigme.

Concernant la chute, « si elle fascine autant, c’est parce qu’elle agit tel un miroir reflétant les peurs contemporaines du déclin et de l’effondrement, qui connaissent aujourd’hui un nouvel essor au sein de l’« Empire américain » comme de l’Union européenne (…) Si ce livre raconte et interroge naturellement le dernier siècle de l’empire d’Occident, il entend montrer que sa « chute » est largement un fantasme. Non seulement il est impossible d’en épuiser la réalité, mais encore la culture occidentale semble n’avoir aucun désir d’y renoncer. La raison en est peut-être que cet abandon mettrait en cause le pessimisme foncier qui la sous-tend. Cette « chute » est devenue une histoire sans fin, car on s’efforce en vain d’accumuler les facteurs incertains d’un événement sans contours définissables, tandis qu’elle sert en réalité de miroir et d’exutoire à nos angoisses.»

Né au Mans en 1952, Bertrand Lançon a enseigné 12 ans dans l’enseignement secondaire, puis 28 ans en université à la suite d’une thèse d’Histoire consacrée aux Maladies, malades et thérapeutes en Gaule à la fin de l’Antiquité (IIIe-VIe siècles), soutenue en Sorbonne en 1991.

Il est actuellement professeur émérite à l’université de Limoges et publie régulièrement des articles et des livres.

Nous l’avons interrogé sur la sortie de cet ouvrage qui promet de faire débat.

La chute de l’empire romain : une histoire sans fin – Bertrand Lançon – Perrin – 22€

Pour vous c’est plus la longévité de l’Empire romain qui intrigue, et non pas sa chute qui n’existe pas selon vous (qui serait plutôt une transformation permanente). Pouvez vous expliquer ?

Bertrand Lançon : Cette idée n’est pas la mienne, mais celle de Jean Baechler (Esquisse d’une histoire universelle, Pris, Fayard, 2002), et j’y souscris. A partir de sa fondation par Auguste dans les années 31-27 av.J.-C., l’Empire romain est resté pendant cinq siècles dans la même configuration territoriale, grâce à son organisation administrative (provinces et cités) et au Droit écrit plus encore que par son armée (quasi absente de nombre de provinces).

Cette longévité est la vraie question, plus que celle de sa pseudo-chute, dont aucune cause n’est opératoire ni décisive : en toute logique, un événement sans causes peut-il être considéré comme tel ? Ma réponse est non. L’absence de chute augmente d’autant l’ampleur de la longévité et accroît l’énigme.

Breizh-info.com : 476 ne serait donc pas une date « césure » (entre l’Antiquité et le Moyen-Age) ?

Bertrand Lançon : La date de 476 est une balise académique et scolaire. Rien de plus. Elle est dépourvue de toute pertinence dans quelque articulation que ce soit. Elle correspond à la fermeture de la succursale impériale occidentale, mais les Romains ne se sont pas couchés un soir dans l’Antiquité et ne se sont pas réveillés le lendemain au Moyen Age !

Considérée par ses contemporains comme un détail anecdotique, 476 n’est ni une césure ni un passage. La romanité, en tant que civilisation et institutions, continue d’être bien vivante après cette date. Ce qu’on appelle Moyen Age advient beaucoup plus tard.

Breizh-info.com : Mais à vous lire on a l’impression que des générations d’historiens compétents se sont totalement trompés ….n’est ce pas un peu présomptueux de prétendre remettre tous ces travaux en cause ?

Bertrand Lançon : Depuis le XVe, mais surtout le XVIIIe siècle, les historiens ont édifié le mythe de la chute de l’Empire romain, dont le paradigme servait leur idéologie. La chute leur a servi d’épouvantail pour assurer la récolte de leurs idées politiques et culturelles.

Depuis cinquante ans, les continuistes se sont faits de plus en plus nombreux, par une pratique plus scientifique de leur discipline. En tant qu’art et science, l’histoire est en perpétuel mouvement et ce mouvement –qui est parfois un balancement mais pas toujours – invalide fréquemment des thèses antérieures, qui passent alors au statut d’idées reçues.

Il n’y a donc aucune prétention à dire que des prédécesseurs se sont trompés ; ils étaient aussi les fruits idéologiques de leur temps et deviennent à leur tour des objets d’étude historiographique.

Breizh-info.com : Selon vous, l’idée de « Chute de l’empire romain » serait une croyance entretenue pour justifier, aujourd’hui, les théories du déclin de l’Occident. Pourquoi ?

Bertrand Lançon : En effet, la chute de l’Empire romain, à laquelle la culture occidentale a tenu jusqu’à aujourd’hui, me semble procéder à la fois du pessimisme et du déclinisme. Il semble que certains, en faisant référence à ses causes supposées, veuillent retenir des leçons censément effroyables. Ils semblent dire : regardez comment l’Empire romain est tombé, vous verrez ce qui risque de causer notre effondrement. Rien, pourtant, n’est comparable.

J’ai bien conscience, dans ce livre, de cerner une idéologie et de dissoudre un aliment du déclinisme. Le déclin n’est pas une catégorie historique mais une impression pessimiste. Pas objective mais profondément subjective et fantasmatique, reliée à la peur et au pessimisme. Si mon livre pouvait, en remuant la vasière, faire un peu levier et entamer cette perception funeste et fausse, je serais le plus ravi des historiens. Susciter le débat serait déjà une belle récompense pour ce travail de remue-ménage.

Breizh-info.com : Votre ouvrage, historique certes, semble éminemment politique ; vous comparez la situation romaine à l’époque à celle notamment de l’Europe aujourd’hui, qui voit de nouvelles populations atteindre ses frontières. 
Votre théorie de la transformation permanente ne cherche-t-elle pas à faire accepter l’idée que les Européens doivent eux aussi aujourd’hui, accepter les transformations (c’est à dire au final, de disparaitre en tant que civilisation) ?

Bertrand Lançon : La réponse est oui et vous m’avez finement lu pour poser cette question en forme d’affirmation.

L’immigration n’a aucun rapport avec ce qu’on appelle « la crise de la civilisation occidentale ». Celle-ci a été mise à mal par la globalisation (qui n’est que le camouflage d’une américanisation), les programmes scolaires (qui détricotent le sentiment d’appartenance à une nation) et les réseaux sociaux (qui font confondre l’individualisme avec la démocratie). Pré-industriel et pré-capitaliste, l’Empire romain n’ rien à voir avec l’Europe d’aujourd’hui, qui connaît des problèmes autrement plus graves (un capitalisme financier aux pieds d’argile, un réchauffement climatique aux conséquences catastrophiques, une immédiateté délirante de la communication médiocre). Aujourd’hui, la menace est sociale et culturelle, non civilisationnelle. Elle remet au goût du jour ce que fut l’interprétation soviétique de la pseudo-chute de l’Empire romain : un fruit du désespoir des prolétaires de l’intérieur et des prolétaires de l’extérieur. Consentir à se transformer n’est en rien consentir à disparaître : tout au contraire, la transformation se fait en gardant ses forces vives, le danger de l’américanisation étant infiniment plus grave que celui de recevoir quelque influence orientale.

Les chrétiens d’Orient immigrés ressuscitent le christianisme en Occident. Dira-t-on que nous avons disparu en tant que Français en mangeant des pizzas, du couscous et des sushis ? Le kebab est allemand et n’a pas fait disparaître la façon allemande de s’alimenter.

 Je voudrais ajouter que les régions/entités typées – telle la Bretagne ou la Corse – résistent mieux à la globalisation que les Etats et assument l’évolution de leur identité en restant attachées à leurs traditions.

Je pense cependant que la Bretagne a récemment raté une occasion historique de s’agrandir en intégrant les pays de la Loire (ce qu’avait tenté Nominoë au IXe siècle), ce qui eut été une dynamique intéressante et même salutaire (car son avenir ne peut pas résider dans une fossilisation dans ses frontières de la fin du XVe !).

Jean-Jacques Urvoas a fait preuve d’une incommensurable petitesse d’esprit dans cette affaire.

Breizh-info.com : Quels sont les ouvrages sur Rome et son empire que vous conseilleriez à nos lecteurs ? Et côté cinéma ?

Bertrand Lançon : La grande synthèse d’Hervé Inglebert, Histoire de la civilisation romaine, Paris, PUF, 2005, est ce qu’on a fait de mieux. Pour des mises au point sans concessions mais plus divertissantes, je me permets de renvoyer à mon livre intitulé Les Romains (Paris, Le cavalier bleu, coll. Idées reçues, 2005).

Au cinéma, La chute de l’Empire romain, un classique d’Anthony Mann, est plus intéressant que son remake par Ridley Scott, Gladiator), dont le sujet n’est pas la chute de l’Empire. J’y ajouterai nombre d’épisodes de Kaamelott, dans lesquels Alexandre Astier manifeste une fine compréhension de l’absence de chute et montre que les temps présumés barbares portent la continuité de la romanité sous des formes nouvelles qui n’abolissent pas les anciennes.

Breizh-info.com : Quels sont vos futurs projets ? Et les livres qui vous ont marqué récemment ?

Bertrand Lançon : Je vais bientôt publier la traduction commentée de la Chronique du comte Marcellinus (379-534), sur laquelle je travaille depuis de longues années. En 2019, je dois rendre à Perrin un essai : Quand la France commence-t-elle ? Deux projets mûris concluront ma carrière : un livre sur le « nosomonde » (maladie et guérison dans un Empire romain christianisé) et un essai de « trichologie politique » (poil et pouvoir chez les empereurs romains tardifs). Mais la fiction est là, qui me donne toujours plus envie d’écrire (plusieurs romans sont en chantier, ainsi qu’une pièce de théâtre).

Le livre qui m’a le plus marqué récemment est Soumission, de Michel Houellebecq. D’une rare subtilité, il donne à réfléchir sur les mécanismes de la transformation sans chute.

Propos recueillis par Yann Vallerie

Crédit photo : DR
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