La culture maritime bretonne est habitée par la figure tragique du matelot. Des siècles de chants de marins, tradis ou fabriqués, nous l’ont répété : « Ah ! qu’elle est dure et triste la vie du matelot ! » Damné de la mer, le matelot ne possède que sa bite et son couteau. Il ne laisse rien derrière lui en quittant le port, et rien ne restera de lui s’il ne revient pas. Du Forban (« ma tête ira s’engloutir dans les flots ») à Recouvrance (« Je sais que ma dernière chance s’ra d’faire un trou dans l’eau ») en passant par Le Pont de Morlaix (« j’vas faire mon trou dans la salée »), omniprésent est le thème d’une vie éphémère achevée dans le néant.
Mais ça, c’était avant. De nos jours, l’éphémère est devenu un idéal. Et même une valeur marchande.
Snap s’est introduit à la bourse de New York la semaine dernière. Verdict du marché : la société vaut 35 milliards de dollars, soit à peu près autant que le cimentier Lafarge ou deux fois plus que le constructeur automobile PSA Peugeot Citroën avant le rachat d’Opel. Que vend Snap ? De l’éphémère : c’est l’éditeur de l’application de messagerie instantanée Snapchat. Caractéristique majeure de celle-ci : ses messages s’autodétruisent au bout de quelques instants. Cette entreprise créée voici moins de six ans par deux étudiants californiens a perdu près de 515 millions de dollars l’an dernier, pour un chiffre d’affaires de moins de 405 millions de dollars. Ceux qui achètent aujourd’hui des actions Snap croient très fort à l’avenir de l’éphémère.
Les philosophes débattent de l’être et du temps au moins depuis Parménide, au 6e siècle avant J.C.. Heidegger a intitulé l’un de ses ouvrages Sein und Zeit (Être et temps). Constat de base : il n’y a pas d’être sans temps. Être, c’est être en train d’être. En dehors de l’être, il n’y a que le non-être. « To be or not to be ? » se demandait Hamlet. Snapchat a trouvé un moyen terme : to be… mais pas longtemps. C’est l’idéal du 21e siècle.
Les siècles précédents visaient la durée. L’armoire bretonne offerte aux jeunes mariés symbolisait leur volonté de créer une réalité matérielle durable. Elle passerait un jour à leurs héritiers, jusqu’à la septième génération au moins. Aujourd’hui, si vous interrogez un brocanteur ou un commissaire-priseur, il vous dira qu’une armoire bretonne ne vaut plus rien. Ou pas grand chose, contrairement à l’action Snap. Les jeunes générations se meublent chez IKEA. « Ton armoire ne durera pas dix ans », grognent leurs parents. Mais c’est précisément l’objectif ! On ne s’encombre plus d’objets durables. IKEA vend de l’éphémère. Une bonne partie des déménagements passent par la déchetterie. Du passé faisons table rase. De la table faisons passé ras.
L’armoire bretonne de nos grands-parents représentait l’idée qu’ils se faisaient de la vie. Mais les meubles en kit d’IKEA représentent pareillement un idéal contemporain. Notre existence entière est en transition vers la dématérialisation. Milan Kundera a évoqué ce syndrome dans L’Insoutenable légèreté de l’être. L’invasion du monde occidental par le kitsch, « station de correspondance entre l’être et l’oubli », ne signifie pas seulement que le monde change mais qu’il prépare sa disparition. Le « grand remplacement » n’est pas uniquement démographique. On s’arrange pour en laisser le moins possible derrière soi. On souscrit même des assurances-vie avec sortie en rente afin de pas laisser d’économies en quittant le port à jamais.
Pour les archéologues, les sépulture et les rites funéraires ont toujours été une source majeure d’enseignements sur les civilisations anciennes. Un changement de rite signale un changement de civilisation. Marginale en France voici une génération, l’incinération concerne aujourd’hui au moins 30 % des défunts. Mais les étagères bien rangées des funérariums n’apprendront pas grand chose aux archéologues de l’avenir. D’autant plus qu’une bonne partie des incinérations sont suivies d’une dispersion des cendres : du passage d’un individu sur cette terre, il ne reste rien. Vu de l’avenir, notre époque n’aura pas existé. « Hisse le grand foc, tout est payé ! ».
Erwan Floc’h
Crédit photo : La bataille du Nil par Mather Brown, National Maritime Museum 2. Royal Museums Greenwich, domaine public, via Wikipedia
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