De Blaise Pascal à Donald Trump, ou : comment habiter le monde ?

12/11/2016 – 07H00 Paris (Breizh-info.com) – La Bibliothèque Nationale de France propose, jusqu’au 29 janvier prochain, une exposition consacrée à l’œuvre immense de Blaise Pascal. Curieux, passionné, intempestif, Pascal maîtrisa l’essentiel des Éléments de la géométrie d’Euclide à 11 ans ; il termina à 16 ans un Traité des Coniques dont Descartes, admiratif, crut qu’il avait été rédigé par son père tant il était novateur ; il mit au point, par ailleurs, la première des machines à calculer, qu’il breveta, inventa le transport en commun dans Paris (le « carrosse à cinq sols »), rénova les calculs de probabilités et la physique hydrostatique (l’unité de base internationale des pressions est toujours le Pascal), précéda Leibniz dans le calcul des intégrales, puis se plongea dans les querelles théologiques propres à son époque. Le tout sans perdre de temps : il mourut à l’âge de 39 ans.

Voilà qui ne donnerait aucune actualité particulière à l’exposition de la BNF si, dans ses méditations – celles que sa famille et ses successeurs réuniront sous le titre général de Pensées -, Pascal n’avait tenté de défier et de contrer les discours des libertins de son époque. Dans ce domaine, il a laissé des outils permettant de se plonger dans l’actualité la plus brûlante, celle mise en évidence par les récentes élections présidentielles américaines.

En quoi des élections générales, qu’elles soient américaines, philippines, indiennes, japonaises, turques, autrichiennes ou britanniques, lesquelles tendent toutes vers un retour à l’entre-soi, concernent-elles Pascal ? En rien, certes, mais l’inverse est vérifiable : Pascal peut aider à comprendre ce qu’expriment nombre de peuples de différents pays de la planète, précisément à propos de la globalisation des représentations, ou de sa tentative.

Le grand point d’accord de Pascal avec les libertins de son temps fut le suivant : il n’existe pas de théodicée rationnelle. En d’autres termes, il est impossible de démontrer l’existence de Dieu, ou de quoi que ce soit d’autre qui donnerait un sens à une existence, individuelle ou collective. D’où une certaine modernité. Car la grande querelle de Pascal a tourné autour de ceci : la théodicée rationnelle étant impossible, où et comment trouver un point fixe ? Le cosmos est trop vaste, et l’infiniment petit est inaccessible. Dès lors, vers quoi se tourner pour que ni le monde environnant ni la situation individuelle ou collective ne provoquent d’immenses inquiétudes ? La vie récréative (on dirait aujourd’hui ‘consommatrice’) des libertins ne pouvait suffire, selon lui, à répondre.

Voilà en quoi la lecture de Pascal est encore utile. L’inquiétude de quiconque éprouve quelque difficulté à se situer dans un monde décentré se comprend aisément. Les « choses invisibles » ne constituent jamais un port d’attache. Pour personne. Et surtout pas pour les Européens en général, qui partagent une caractéristique dans leurs manières de s’exprimer, et donc de se représenter leur existence : leurs langues en sujet-verbe-complément les conduisent à trouver une cause identifiable à toute action dont ils éprouvent les conséquences. Voilà qui concerne la vie ordinaire, l’environnement immédiat, ou, dans l’imagination, ce qui va concerner la vie des enfants ou des générations ultérieures.

Les élites internationales, en matière de point fixe, en tiennent non pour les solidarités traditionnelles des peuples historiques, mais pour l’universalité de la condition humaine, et donc pour l’abandon des frontières et des repères. Cette universalité de principe tient lieu, chez elles, de base de la réflexion, quelles que soient les langues et les traditions. De là se déduit, pour elles, une théodicée rationnelle, ou quelque chose qui voudrait lui ressembler : les hommes étant à eux-mêmes leur propre devenir, la référence à leur individualité doit leur suffire, complétée par le bonheur de la consommation ; et cela se comprend rationnellement, sans que n’intervienne entre les individus de question d’ethnie, de race, de frontière, de langue, de croyance ou de mœurs.

Or il se trouve que cette théodicée nouvelle et rationnelle, qui est la base même de la Déclaration Universelle de 1948, ne fonctionne pas. Pas plus que la théodicée critiquée par Pascal et par les libertins de son temps. Tous les groupes humains, quelle qu’en soit la taille, famille, cité, patrie, union entre États, tous les groupes humains ont besoin de distinguer le proche et le lointain, le proximal et le distal, le chez soi et l’ailleurs, le commun et le différent. Tout ce que les mythes helléniques désignaient comme le domaine d’Hestia, celui du chez soi, et le domaine d’Hermès, celui de l’ailleurs. Et la proximité première, celle d’Hestia, ne s’exprime pas en théorie, pas plus que la communauté de destins dans une Cité ; l’une et l’autre s’éprouvent hors de toute rationalité. Ce que Pascal disait à sa manière : « On ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant l’ordre des causes de l’amour, cela serait ridicule. »

Et voilà qui est à la source de nombreux déséquilibres dans les comportements politiques modernes. Le Brexit britannique, le nationalisme hongrois, les hésitations autrichiennes ou les élections présidentielles américaines ne disent pas autre chose qu’une forte inquiétude : la rationalité des échanges marchands, qui prétend au statut de théodicée raisonnable et universelle, ne permet pas d’exister, ni de concilier l’espace propre de la vie ordinaire – individuelle ou familiale – avec les représentations que l’on se donne de tout ce qui est extérieur à cet espace-là, et qui pourtant le conditionne. Pascal n’a cessé de le redire : nul ne vit son quant-à-soi dans un espace trop vaste, et cela pour le simple et élémentaire motif qu’il lui est impossible de s’y repérer.

On comprend bien ce qui a déconcerté la plupart des Européens dans les élections américaines. La vulgarité des propos de campagne – qui allaient de l’alcôve aux vespasiennes en passant par les mensonges en tout genre – reflète une inculture propre à ce continent, guère partagée dans nos contrées. Mais les électeurs, quant à eux, ont voté selon la pente d’autres motifs, qui ne sont pas rationnels : que faisons-nous, nous, ici et maintenant, et qu’y ferons-nous demain ? Toute participation à une élection exprime des questions, autant sinon plus que la croyance en la bénévolence des réponses que les candidats prétendent y apporter. Il est possible que la mise en selle du sieur Trump ne débouche que sur des déceptions, ou des désappointements de grande taille. Mais cela regardera d’abord ses électeurs.

Pour ce qui concerne les Européens, il y a des leçons d’une autre nature à y entendre. Il serait urgent que les programmes politiques – dont ceux des prochaines élections italienne, autrichienne ou française -, se penchent non sur des solutions aussi rationnelles que mirifiques à propos de problèmes mal posés, mais sur des réalités élémentaires. La vie ordinaire, celle des proximités difficiles, des instructions scolaires bâclées, des administrations paralysantes, dans quelle destinée nous place-t-elle ? Que nous représente-t-elle de nous-mêmes ? Dans quelles eaux de quel fleuve vivant trouver des repères, pour vivre ici et maintenant ? Ces questions ne sont certes pas politiques, pas directement, mais l’art du politique consiste à faire en sorte que l’auto-organisation collective puisse construire ses propres réponses à de telles questions, quelque informulées qu’elles soient. Encore convient-il de faire en sorte qu’une nécessaire auto-organisation des peuples ne soit pas bloquée par des impératifs rationnels et par des mots d’ordre aussi universels qu’inconséquents.

Un exemple simple, celui d’un prétendu ‘islam républicain’, promis par les uns et les autres des candidats aux suffrages électoraux. Aucun ressortissant européen ne peut trouver ses repères en répétant cinq fois par jour, tourné vers La Mecque, la première sourate (Al-Fatiha) selon laquelle il n’existe, sur le chemin de la Vérité, que trois catégories d’êtres humains, « ceux que Tu as comblés de faveurs [les musulmans], ceux qui ont encouru Ta colère [les Juifs], et les égarés [les chrétiens] ».

Ni Pascal ni les libertins de son époque ne pariaient sur la pertinence d’une théodicée rationnelle. Ils avaient quelque motif pour cela. C’était il y a près de quatre siècles d’ici. Il serait peut-être temps d’en prendre la leçon.

J.F. Gautier

Exposition « Pascal, le cœur et la raison ». BNF, 1 quai François-Mauriac, Paris 13°. Du mardi au samedi, de 10h à 19h ; le dimanche, de 13h à 19h. Jusqu’au 29 janvier 2017. En librairie, vient de paraître une excellente introduction à sa pensée : Gérard Lebrun, Pascal. Tours, détours, retournements, préface de Francis Wolff, Beauchesne, 106 p., 16 euros.

Photo : DR
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2 réponses à “De Blaise Pascal à Donald Trump, ou : comment habiter le monde ?”

  1. Eschyle 49 dit :

    Magistral !

  2. Abrux dit :

    Brilliant !
    Vous avez parlé de Turquie. Vous avez parlé du projet d’Islam républicain (sous entendu en France).

    En 2016, on constate qu’Ataturk (« le père des turcs ») avec un prestige considérable. Il a réussi à imposer des réformes incroyables comme l’alphabet latin. Une de ses citations sans concession : « ceux qui gouvernent avec la religion sont des lâches; l’état n’a pas besoin d’un gouvernement faible ». L’islam lui aura finalement résisté. Le dernier coup d’état était probablement une tentative de revenir vers le sécularisme.

    Alors imaginer qu’un Valls, Sarkonzy, Hollande qui sont minuscules à côté de ce personnage vont y arriver.

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