Le libéralisme ou l’abandon du bien

Professeur d’histoire du droit à l’Université d’Angers, Joël Hautebert enseigne aussi l’histoire des idées politiques à l’Institut Albert le Grand. Il collabore à L’Homme Nouveau, Catholica et La Nef. C’est avec son aimable autorisation que nous publions ce texte paru initialement dans la revue La Nef.

L’une des caractéristiques essentielles du libéralisme est qu’il est dans sa nature d’ignorer la notion de bien, avec toutes les conséquences que cela suppose au plan politique.

L’idée maîtresse du libéralisme qui irrigue le cœur de toute la modernité consiste à affirmer que l’homme est maître de définir sa propre finalité et de choisir les moyens adéquats pour y parvenir. À la fin du XVIIIe siècle, l’Allemand Wilhelm von Humboldt la résumait ainsi : « L’idéal le plus élevé de la coexistence des êtres humains serait celui où chacun se développerait par lui-même et pour lui-même » (1). Éventuellement étendu au profit d’un groupe, ce principe relativiste se décline de diverses manières, avec ou sans nuances, dans tous les domaines, de la religion à l’économie. Au fil des décennies, au fur et à mesure de l’étiolement inévitable de la pratique de la morale naturelle abandonnée par les institutions et les lois qui ne la soutiennent plus, le relativisme s’est étendu jusqu’aux mœurs puis, en dernier lieu, à l’identité sexuée. La théorie contemporaine du genre n’est qu’une conséquence directe, parmi tant d’autres, du principe libéral initial énoncé à l’aube des temps modernes, et source intellectuelle de la plupart des courants politiques contemporains.

La nature anthropologique de la rupture initiée par le libéralisme a engendré un bouleversement substantiel du rapport individu/société et dans le même temps de la finalité, tant de la cité que de l’homme lui-même. On connaît l’analyse concise de Benjamin Constant : « Le but des Anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie. C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des Modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances » (2). On connaît moins celle de von Humboldt tout aussi explicite : « Les Anciens se préoccupaient de la force et de la formation de l’homme en tant qu’homme, les Modernes se préoccupent de son bien-être, de sa fortune, de ses moyens pour gagner sa vie. Les Anciens recherchaient la vertu, les Modernes recherchent le bonheur » (3). Synthétisons encore, l’objet du politique n’est plus le Bien de tous mais la conservation de chacun.

L’abandon d’un bien objectif commun à tous atomise la société, rétrécit l’horizon humain au seul ici-bas, promeut le primat de l’économie et avec lui la société technologique et le consumérisme. Il modifie aussi radicalement le sens de la liberté.

La défiance régit les relations de l’individu avec les autres et avec la communauté politique dans son ensemble. Le prochain n’est plus celui que je dois aimer mais celui que je dois craindre, puisqu’il bénéficie d’une liberté similaire de déterminer en toute chose son intérêt et ses préférences. L’article 4 de la déclaration des droits de l’homme de 1789 illustre parfaitement ce changement de paradigme : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels (4) de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. » Ma liberté d’action personnelle n’intègre aucune limite transcendantale ou morale. La seule limite reconnue, purement horizontale, résulte de la présence des autres, et j’attends que le pouvoir politique m’en protège.

Les auteurs classiques, prémodernes, et ceux qui s’y réfèrent encore, ne conçoivent pas les rapports entre l’individu et la société en termes d’opposition, car la vie sociale relève de la nature de l’homme. Il est dès lors absurde d’envisager la relation avec autrui sous la forme d’une limitation, d’une contrainte, alors qu’elle s’inscrit au contraire dans la perspective du Bien. Certes, la vie sociale n’exclut pas les contrariétés de toute sorte.

Mais ces dernières, à condition qu’elles ne poussent pas à faire le mal, constituent un puissant levier pour parvenir à une meilleure maîtrise de soi, et de ce fait, à la pratique de la vertu et à la liberté, inséparables. Évidemment, cela suppose une conception du bonheur de l’homme qui dépasse la simple satisfaction des désirs matériels en tout genre.

Basculement radical

À cette conception de l’émancipation par la domination des pulsions intérieures, facilitée par l’obéissance à de bonnes et justes lois, le libéralisme oppose l’émancipation à l’égard de toutes les contraintes extérieures, hormis celles qui se fondent sur notre consentement. Le basculement est radical. Au don de soi par l’exercice des vertus au service de tous succède inexorablement la protection du consumérisme et du relativisme moral pour tous. On songe aux propos percutants de Philippe Muray après les attentats du 11 septembre, repris récemment par Fabrice Hadjaj dans le contexte que l’on sait : « Chers Djihadistes, craignez la colère du consommateur, du touriste, du vacancier descendant de son camping-car ! Vous nous imaginez vautrés dans des plaisirs et des loisirs qui nous ont ramollis ? Eh bien nous lutterons comme des lions pour protéger notre ramollissement. […] Nous nous battrons pour tout, pour les mots qui n’ont plus de sens et pour la vie qui va avec. »

L’abandon du Bien mène aussi à la disparition du politique. L’absence de finalité commune supérieure à la simple conservation de soi, « le scepticisme devenu institution » (Pierre Manent), nous conduit aujourd’hui au stade de la gouvernance qui consiste à réguler la vie sociale par la négociation, attribuant ainsi la priorité absolue aux modalités décisionnelles. Puisqu’il n’y a plus que des préférences et des intérêts, il n’y a plus de bien commun à promouvoir, ni de politique d’ailleurs, remplacée par la gestion technocratique des procédures de régulation, ou éventuellement, quoique ce soit moins visible, par un idéal sécuritaire bien limité. Quand à l’engagement politique, il ne s’entend que sous la forme de revendications en faveur de l’obtention de nouveaux droits. On se souvient des propos de Madame Najat Vallaud-Belkacem ne comprenant pas pourquoi les opposants au « mariage pour tous » sortaient massivement dans la rue pour défiler contre un texte qui ne leur retirait aucun droit, mais en attribuait un nouveau à d’autres.

Progressivement, l’abandon du Bien détruit les institutions et s’en prend à la vie des plus faibles. Ainsi, le mariage n’est plus une institution fondée sur la nature, mais un simple contrat fluctuant au gré des revendications. La domination du libéralisme a engendré un grand nombre de principes et de règles juridiques supposés garantir l’intégrité et la liberté de chacun, en déniant toute légitimité aux institutions naturelles indispensables à l’équilibre social. Dans la vaste catégorie des expressions moralisatrices à la mode, sans cesse renouvelées, citons le fameux « droit à la différence », entendu dans le sens de la « libre » détermination de sa propre conservation et donc du scepticisme institutionnel. Incite-t-on par exemple les époux en difficulté à supporter mutuellement leurs différences de caractère et de tempérament ? Non, on leur propose le divorce, au nom du libre choix. Les parents sont-ils incités à accepter le « droit à la différence » d’un enfant trisomique qui ne correspond pas au « projet parental » ? L’avortement leur est proposé au nom du libre choix. Et maintenant le libre choix de la mort, et ainsi de suite. Le « respect » d’autrui, le principe de non-discrimination des diverses formes d’auto-accomplissement sont en réalité établis dans une perspective purement individualiste et hédoniste, destinée à favoriser des pratiques qui pourtant portent atteinte aux fondements moraux et sociaux du « vivre ensemble ».

Fruit du libéralisme, l’abandon du Bien conduit au droit à l’indifférence. Nous ne demandons pas le respect et l’amour de notre personne qui justifie parfois la correction fraternelle. Nous revendiquons l’indifférence à l’égard de nos actes qu’il est interdit de juger. Il paraît que cela s’appelle le progrès. Il est permis d’en douter.

Joël Hautebert

(1) W. von Humboldt, Essai sur les limites de l’action de l’État, Les Belles Lettres, 2004, p. 30.
(2) On peut relire l’instructif discours prononcé en 1819 à Paris (« De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes »), facilement accessible en ligne sur Internet.
(3) Op. cit., p. 24.
(4) Il y a plusieurs conceptions du droit naturel. Pour les auteurs libéraux qui s’y réfèrent, ce n’est plus l’ordre des choses indépendant de la volonté des hommes, mais au contraire le fondement de la souveraineté absolue des individus.

Source : La Nef

Photo : DR

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2 réponses à “Le libéralisme ou l’abandon du bien”

  1. Enez Gwezennek dit :

    « L’abandon du bien », c’est justement ce qu’il y a d’excellent avec le libéralisme parce qu’entre les fafs qui pensent que le bien c’est une société 100% blanche, les cathos qui pensent que le bien c’est une société hyper-conservtarice, les cocos qui pensent que le bien c’est le nivellement par le bas ou les homosexualistes qui pensent que le bien c’est la destruction des genres, le libéralisme dit que le bien ne s’impose pas et est affaire de convictions personnelles et de liberté. Les autres se font la guerre et détruisent la liberté au nom du soit-disant bien commun qu’ils ont décrété pour les leurs, alimentant l’ordre moral et les dictatures.

    Si les socialistes arrêtaient de dire que le bien c’est le métissage, la diversité et la moyennisation de la société avec son flot de morale bien-pensante et de médiocrité, et laissaient cette notion à la conscience de chacun, ils nous foutraient un peu la paix, les gens seraient plus libres de faire les bons choix d’eux-mêmes. La société n’est pas assez libérale : marre de ceux qui comptent sur l’Etat-providence pour faire le bien, qui interdisent le port d’arme au nom du bien ou qui criminalisent les discours racistes au nom du parti du bien.

  2. Antoine dit :

    Tout est une question d’équilibre. A quel niveau situons nous le libéralisme. Au niveau EU, Français, région, … Un penseur libéral comme Hayek pronait la décentralisation. L’abandon du bien jusqu’au niveau local.

    L’auteur est un juriste. Le droit anglo saxon – Common Law est basé sur la jurisprudence et la décentralisation législative basée sur le juge. ( La Bretagne indépendante a eu le Common Law … je cherche un article sur le sujet )

    La réforme – ah ah

    Adam Smith : « On ne réforme jamais un système de l’intérieur ». Quand une entreprise va mal, les cadres ne se virent jamais entre eux ! On doit faire appel à un auditeur externe avec mandat des actionnaires.

    Les socialistes n’arrêteront jamais leurs manipulations basé sur le bien. Les élus sont trop nombreux. Il faudra attendre des événements externes ? Marché financier, révoltes …

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