Pierre-André Taguieff, le sociologue et politologue bien connu pour ses travaux concernant les droites radicales et le populisme, vient de publier un petit livre intitulé ‘’La revanche du nationalisme’’ dans lequel, après avoir réexaminé le sujet du populisme, il aborde celui du nationalisme qui refait surface après des décennies de déclin.
L’hydre nationaliste
Comme le reconnaît humblement l’auteur, la classe intellectuelle européenne a cru pendant plusieurs décennies que le nationalisme appartenait définitivement au passé, en Europe tout du moins, et que l’européisme ‘’ouvert aux autres et tolérant’’ l’avait supplanté sans possibilité de retour. Une fois de plus, les experts de tout poil ont pris leurs désirs pour des réalités ; persuadés qu’il suffit d’énoncer des concepts (très sophistiqués) pour changer le cours de l’histoire, ils ont été incapables d’observer de manière perspicace ce qui se tramait dans les profondeurs d’une population avec laquelle ils n’ont aucun contact. ‘’A l’âge de la globalisation et de la construction européenne, alors même que dans le monde des élites intellectuelles et politiques, en particulier depuis le début des années 1990, on diagnostiquait avec soulagement son déclin et qu’on annonçait triomphalement sa fin prochaine, il renaissait subrepticement. L’effet de surprise aura duré longtemps. Les prophéties de la « fin des territoires », de l’ « hybridation » des identités collectives et de l’effacement des souverainetés ou des Etats-nations n’auront été que des illusions sonores, expressions des désirs de rêveurs utopistes, convaincus d’assister à la marche infaillible du genre humain vers une démocratie cosmopolite, par définition post-nationale’’.
Parallèlement à l’effondrement de l’espérance européiste, les nationalismes ressurgissent partout en Europe. L’Union Européenne ayant été incapable de faire surgir un sentiment d’appartenance européenne (ce qui n’est pas surprenant car la cristallisation des nations est un processus multiséculaire. Comme l’a fait remarquer Thierry Baudet, professeur de droit public à l’université de Leyde, dans un ouvrage récent intitulé « Indispensables frontières », si la Belgique n’a pas réussi à créer une nation belge en près de deux siècles d’existence, on voit mal comment il aurait pu être possible de créer une nation européenne en un demi-siècle) et les Européens étant confrontés à des problèmes considérables (dont l’immigration incontrôlée qui a été grandement favorisée par l’Union Européenne), ils resserrent les rangs au sein de communautés qui ont encore une existence réelle, à savoir les nations historiques pour l’essentiel et quelques régions dans lesquelles le sentiment d’appartenance régionale est prépondérant (Flandre, Catalogne, Ecosse ; par contre, en Italie, la Ligue du nord est en train de devenir une Ligue du nord, du centre et du sud réunis et abandonne son projet de séparation ce qui semble lui réussir).
Eux et nous
Taguieff fait preuve d’une grand lucidité en reconnaissant que ‘’l’individualisme libéral dissout le lien social et affaiblit l’esprit civique’’ et que ‘’Si le patriotisme comme vertu politique consiste dans une « préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre », il dépasse l’égoïsme individuel sans pour autant se diluer dans un altruisme élargi en un cosmopolitisme de principe’’. Il touche du doigt une réalité que les libéraux de droite et de gauche ont du mal à accepter, à savoir que l’altruisme n’existe qu’au sein de communautés exclusives dont les membres font clairement la distinction entre « nous » et les « autres ». Cette distinction entre nationaux et étrangers (d’une façon générale entre membres d’une communauté singulière et étrangers ; la nation est une communauté élargie et nécessairement imaginée mais réelle malgré tout. Comme l’a fait remarquer Margaret Canovan, les Modernes aiment leurs nations parce qu’ils n’ont plus d’autres communautés à aimer et parce que la nation est, le plus souvent, la seule entité permettant aux besoins d’appartenance, d’enracinement et d’identité de se fixer), est une condition impérative de l’existence d’un altruisme élargi du groupe familial à une nation comptant des millions de citoyens.
Comme l’a énoncé clairement Edward Wilson dans son ouvrage intitulé ‘’La conquête sociale de la terre’’, l’être humain est un être social et territorial qui a besoin de fixer une limite entre « eux » et « nous » et de défendre les limites du territoire collectif ; la cohésion sociale des groupes humains implique la confrontation avec les étrangers. ‘’A la suite du psychologue politique Vamik Volkan, on peut supposer l’existence d’un besoin humain d’identifier certains groupes comme ennemis et d’autres comme alliés, qui se manifeste notamment dans les phénomènes ethniques et dans les nationalismes. Dans tous les cas, il s’agit de maintenir, de protéger et de renforcer l’identité collective’’. Le rêve d’un altruisme généralisé et étendu à l’humanité entière est en train de s’évanouir ; l’heure est au retour à la réalité et la réalité est celle des frontières sans lesquelles aucun altruisme excédant le cadre étroit de la famille n’est possible. La solidarité sociale, dans notre monde moderne, implique l’existence des nations ; la question sociale est étroitement liée à la question nationale, ce que beaucoup d’Européens avaient perdu de vue au cours des ‘’trente glorieuses’’ mais que la majorité d’entre eux, confrontée à des problèmes grandissants, redécouvre depuis une vingtaine d’années.
Un besoin vital d’enracinement
Taguieff, qui a le mérite de prendre un peu de hauteur par rapport à la vulgate idéologique dominante, reconnaît que le besoin d’enracinement est peut-être un invariant anthropologique essentiel. Citant la philosophe Simone Weil, il écrit : ’’L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir’’.
Ce constat a été fait également par des intellectuels aussi différents que Tzvetan Todorov (‘’Dans leur immense majorité, les êtres humains ont besoin d’une identité collective, besoin de se sentir faire partie d’un groupe reconnaissable. Quelques individus parviennent à s’affranchir de ce besoin, mais un peuple ne peut se payer ce luxe : le sentiment d’appartenance confirme chacun dans son existence’’) ou Liah Greenfeld (‘’Aucun être humain et aucun groupe ne peut vivre sans identité. Avoir une identité semble être une nécessité psychologique, et c’est pourquoi il s’agit d’une constante sociologique. Par ailleurs, toute identité spécifique s’explique historiquement. Ainsi, l’identité religieuse a longtemps été l’identité la plus importante. A la fin du Moyen Age, en Europe, cette identité religieuse a été remplacée par une identité nationale’’).
Ce besoin d’enracinement se fixe de nos jours essentiellement sur les nations (Taguieff note au passage que les tentatives faites par les euro-régionalistes, pour substituer un patriotisme double, régional et européen, au patriotisme national a totalement échoué) dont beaucoup de gens pensaient, il y a peu de temps, qu’elles étaient en voie d’effacement rapide (en Europe tout particulièrement où la construction européenne était supposée se substituer aux nations historiques) ; Taguieff écrit à ce sujet : ‘’Dans une époque du monde où la norme est l’arrachement aux déterminismes sociaux et culturels, et où la désintégration des constantes anthropologiques est donnée pour inévitable et bénéfique, car intégrée dans le grand mouvement vers le mieux appelé « progrès », le besoin d’appartenance, d’enracinement ou d’identité se fixe sur la nation’’.
Derrière le populisme, le nationalisme
Les observateurs des mouvements populistes ont glosé pendant des décennies sur ces phénomènes dont ils pensaient, à tort, qu’ils n’étaient que transitoires parce que liés à un mécontentement nécessairement passager. Taguieff fait amende honorable et reconnaît, qu’avec beaucoup d’autres, il s’est trompé (les « experts » se sont complètement trompés sur ce sujet, aussi) : ‘’Il faut donc bien reconnaître à la fois la permanence imprévue du nationalisme dans le monde et ses transformations idéologiques, ainsi que, plus particulièrement, le dynamisme inattendu des nationalismes en Europe. On peut y voir la grande question, en forme de défi, lancée aux démocrates européistes par le comportement des peuples européens’’. Ceci dit, le nationalisme contemporain est très différent, du point de vue idéologique, de celui que nous avons connu dans le passé, en particulier de celui de l’entre deux guerres qui était lié à l’autoritarisme voire au totalitarisme fasciste. Taguieff fait remarquer (aux ‘’antifascistes’’ contemporains sans doute) que le néo-nationalisme est non seulement démocrate mais hyper-démocrate : ‘’Les nouveaux nationalismes européens se réclament de la démocratie et prétendent autant la défendre que la développer, contre les élites déterritorialisées censées l’avoir confisquée ou en avoir trahi les promesses’’. Le phénix nationaliste connaît, en plus de sa renaissance, une mutation radicale, ce que l’immense majorité des libéraux de droite et de gauche refusent d’admettre ; le néo-nationalisme n’a plus rien à voir avec le fascisme et tout avec la démocratie, ce qui n’a rien de contradictoire car ‘’Une démocratie forte, supposant des citoyens actifs, n’est guère compatible avec une société composée d’individus sans attaches, hyper-mobiles, insusceptibles d’imaginer et de vouloir un destin commun’’.
B. Guillard
Pierre-André Taguieff – La revanche du nationalisme – PUF
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