Il arrive parfois que l’histoire offre au spectateur attentif le spectacle d’un basculement si profond qu’il en interrompt le cours même du temps. Ainsi du « Grand Renversement » dont Libération, parangon de la gauche progressiste, vient de dresser, à son corps défendant, l’acte de naissance. Il est des signes qui ne trompent pas : quand les plus ardents serviteurs d’une religion séculière – en l’espèce, l’égalitarisme antiraciste hérité des années 1970 – viennent confesser leur défaite sans même en prendre toute la mesure, c’est que le vent a tourné.
Comment ne pas songer, devant ce spectacle, à ces prêtres progressistes issus du concile Vatican II, aujourd’hui effarés de constater leur stérilité spirituelle en voyant monter dans les séminaires la cohorte des jeunes clercs fidèles à la tradition ? Ou à ce cri, lancé jadis en mer Égée : « Le Grand Pan est mort ! », funeste annonce de l’effacement du monde antique au profit d’une foi nouvelle ? Car nous ne parlons pas ici de simples jeux politiques, mais bien d’un changement de religion civile : celle de la créolisation heureuse, de l’égalitarisme abstrait et de la négation des appartenances.
Car nous sommes bien, à n’en point douter, dans un domaine religieux. Depuis des décennies, Libération ne se contente plus de chroniquer l’actualité ; il administre, à la manière d’un clergé laïque, les dogmes d’une foi nouvelle : celle de l’égalité chimérique, de la fraternisation forcée et de l’avènement rêvé d’un homme sans racines, sans frontières, sans mémoire. Cette religion séculière, qui se voulait universelle et rédemptrice, vacille aujourd’hui sous ses propres contradictions. Et ses chantres, ces journalistes qui s’imaginaient être les prophètes d’une société créolisée, découvrent avec effroi que non seulement leur mythe se lézarde, mais que l’ennemi — ce peuple enraciné qu’ils avaient voué aux gémonies — relève la tête, marche, et parfois, sans honte, se met à triompher.
Ce spectacle insupportable, cette renaissance de l’inacceptable, les laisse démunis. Car à travers l’érosion de leur autorité morale, ce sont leurs existences mêmes, bâties sur la certitude d’être du côté du Bien, qui vacillent. Ce n’est plus seulement un reflux politique qu’ils constatent, mais une défaite intime, spirituelle, métaphysique. Depuis des années pourtant, ils avaient tout tenté : la surveillance, la délation, la stigmatisation. Une police de la pensée, méthodiquement organisée, avait été érigée en système, notamment par l’équipe tristement fameuse chargée de « l’extrême droite » à Libération, ces inquisiteurs modernes traquant le blasphème au détour de chaque tribune, de chaque mot de travers, de chaque intonation suspecte.
Or voilà que ces décennies d’efforts acharnés, de dénonciations ad hominem, d’excommunications médiatiques, semblent s’être dissipées comme fumée au vent. Le peuple qu’ils voulaient éclairer ne les écoute plus. Les cibles qu’ils voulaient détruire leur survivent. Leur œuvre, aujourd’hui, apparaît pour ce qu’elle fut : une entreprise vaine, désespérée, semblable aux gesticulations des procureurs staliniens dans un monde qui avait cessé de croire à leurs simulacres. Un jour viendra — et il approche peut-être plus vite qu’ils ne l’imaginent — où leurs noms rejoindront, dans l’inventaire des existences futiles et coupables, ceux des Vychinski, Béria, Iagoda, Mielke ou Gottwald : figures grises de systèmes morts, serviteurs zélés d’idéologies effondrées, que l’histoire ne retient que pour leur infamie.
Ainsi s’éteint, dans une longue plainte pathétique, ce monde qui croyait détenir la vérité unique et dont la faiblesse, aujourd’hui nue, éclate au grand jour. Ce n’est pas seulement un basculement politique que nous vivons ; c’est une révolution silencieuse, profonde, irréversible. Celle d’un peuple qui retrouve peu à peu ses voix disparues, ses fidélités anciennes, et qui, par sa simple persistance, rappelle aux apôtres de l’oubli que l’âme des nations, comme l’âme des hommes, ne se laisse pas effacer d’un trait de plume.
Voilà pourquoi il faut se faire plaisir et lier l’édition du 26 avril 2025 de Libération qui consacre sa une à ce « Grand Renversement », confessant que le camp jadis honni, conspué, réduit aux marges infamantes, reprend désormais avec assurance possession de l’espace public. L’extrême droite ne se cache plus, observe le journal, et c’est désormais « la honte qui a changé de camp ». Une confession inouïe sous la plume de ces croisés de la bonne conscience.
La tribune s’ouvre sur une scène au Palais-Bourbon : des députés du Rassemblement national, jusque-là engoncés dans des postures de respectabilité, déploient crânement un magazine titrant sur « l’anti-France » – référence assumée à la rhétorique de l’Action française et des ligues patriotiques d’antan. Libération s’émeut de voir ressurgir sans masque ces mots bannis, jadis chasse gardée des nationalistes monarchistes, accusant les minorités d’être les bras armés de la décomposition nationale. Que n’ont-ils su, ces journalistes, que l’histoire humaine est celle d’éternels retours ?
Dominic Green, dans sa tribune publiée par le Wall Street Journal, a lui aussi fort bien saisi ce mouvement : Renaud Camus, qui n’est pas le caricatural apôtre de la haine que ses détracteurs peignent, est simplement le témoin lucide d’une mutation démographique dont nul ne veut parler. L’ostraciser, l’empêcher de parler en Angleterre, c’est reconnaître en creux que ses diagnostics touchent juste. Libération, pour sa part, refuse de s’interroger sur la faillite de ses propres dogmes : pourquoi donc, si la société française était réellement plus tolérante qu’hier, comme le soutient le sociologue Vincent Tiberj, le peuple manifeste-t-il ce penchant si vif pour ce que l’on appelait jadis la droite nationale ?
Car sur le terrain, admet à regret Libération, les signes sont patents : la normalisation du vote RN, la disparition du stigmate attaché à ses électeurs, l’assimilation du vote frontiste à un geste banal, sinon valorisant. Dans les campagnes dépeuplées du Nord-Est, dans les bastions populaires du Sud-Est, le ralliement au Rassemblement national ne se vit plus comme une honte, mais comme une fidélité aux ancêtres, comme une réaction saine aux humiliations de l’histoire récente.
L’article cite Mathilde Androuët, députée européenne du RN, qui observe qu’avec Jordan Bardella, « c’est devenu cool de voter RN », notamment grâce à son usage habile des réseaux sociaux. Une remarque qu’on pourrait croire tirée d’un rapport d’intelligence économique tant elle touche juste : la bataille de l’image, de la séduction, du sentiment d’appartenance, a changé de camp.
Dans cette France d’en bas, celle des campagnes délaissées, des villes moyennes assoupies, l’engagement à gauche, autrefois badge d’honneur, suscite désormais sarcasmes et soupçons. Félicien Faury et Benoît Coquard, dans leurs enquêtes sociologiques, constatent sans fard que voter RN devient un acte de conformité sociale, bien plus que d’adhésion à un programme révolutionnaire. À la suffisance morale de la gauche répond une exaspération sourde, enracinée dans les réalités du quotidien.
Mais il y a plus : l’article de Libération souligne un phénomène encore plus inquiétant pour ses auteurs. Le RN ne se contente plus de se normaliser ; il retourne contre ses adversaires les armes mêmes dont il fut accablé. Ainsi la stratégie de diabolisation, si habilement maniée par Jean-Marie Le Pen au siècle dernier, est-elle désormais dirigée contre la gauche radicale, accusée d’antisémitisme. Le sociologue Sylvain Crépon note que les députés RN parlent volontiers du « stigmate antisémite » qui, désormais, entacherait LFI et ses alliés. En retour, le RN revêt les habits du défenseur des Juifs, du protecteur de la République, du gardien de la dignité nationale.
Quel retournement ! Quelle ironie tragique ! Ceux qui aspiraient à rééduquer le peuple à coups de slogans et de leçons de morale se trouvent aujourd’hui enfermés dans la « tunique de Belzébuth », cette tunique d’infamie dont ils affublaient autrefois leurs adversaires.
Et Libération, dans une touchante inconscience, documente ce grand naufrage sans en saisir toute la portée. Ses journalistes, derniers soldats perdus de la créolisation heureuse, constatent sans comprendre que ce monde qu’ils avaient rêvé d’ériger s’effondre devant eux, comme les temples de Palmyre devant les sables du désert.
Oui, décidément, « le grand Pan est mort ». Mais c’est un nouveau monde, plus rude, plus charnel, plus ancré, qui naît.
Balbino Katz
Crédit photo : DR
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4 réponses à “Le Grand renversement de Libération”
On commence à sentir les effets de la fin des subventions de l USAID !
Bravo Balbino ! Un plaisir de te lire !
Ce Grand Retournement n’est pas forcément bon signe. A bien y regarder c’est plus celui de ce que l’on appelle l’extrême droite symbolisée par Le Rassemblement National que celui des électeurs. Quand Marine Le Pen déclare que « l’Islam est compatible avec la République » on peut effectivement parler de « Grand Renversement », mais il n’ y pas de quoi s’en réjouir.
Les français voudraient changer de logiciel politique mais qui aurait le courage ( comme Trump ) de renverser la table ? Le RN , n’ayant jamais participé à un gouvernement, est le seul parti à n’être responsable de rien ( dette monstrueuse, Education Nationale à la dérive, la Santé en miettes, la sécurité inexistante, la justice laxiste etc ) du coup les électeurs , faute de mieux, essaient autre chose….Si en 2025, personne n’est capable d’ avoir une vraie majorité à l’ Assemblée, c’est foutu, on retombera dans la » cuisine » politicienne » et ses dérives catastrophiques pour la France.