Mémoire sélective et vérité complète : le 24 mars sous le feu d’une nouvelle bataille culturelle

Il y a des dates qui, dans la vie d’une nation, cessent d’être un simple repère du calendrier pour devenir le théâtre permanent d’un conflit symbolique. En Argentine, le 24 mars — jour de la Mémoire, de la Vérité et de la Justice, institué en 2002 comme jour férié national — en est devenu l’incarnation. À l’occasion du 49e anniversaire du coup d’État militaire de 1976, le gouvernement du président Javier Milei, fidèle à sa rhétorique de rupture, a choisi de souffler sur les braises d’un débat que la gauche n’a jamais réussi à éteindre : celui de la mémoire historique de l’Argentine et des Argentins.

Le 24 mars dernier, à l’aube d’une journée traditionnellement dédiée à l’agitation bruyante de la gauche péroniste et de l’extrême gauche, l’exécutif publiait sur les réseaux sociaux une vidéo officielle de près de vingt minutes, narrée par le publiciste et essayiste libertaire Agustín Laje. Ce dernier y conteste ouvertement la légitimité du récit dominant sur la dictature argentine. Il rappelle un fait d’évidence, la mémoire officielle a été confisquée par une gauche victimaire, qui a imposé, pour des raisons idéologiques et pécuniaires, la fiction de trente mille disparus, occultant sciemment les violences perpétrées par les groupes armés d’extrême gauche sous les gouvernements démocratiques.

Cette vidéo, que le président lui-même s’est empressé de relayer, s’inscrit dans le cadre d’une « guerre culturelle » déclarée par Milei dès sa prise de fonctions. Elle remet en cause la narration institutionnalisée par la gauche depuis la transition démocratique, dénonçant un prétendu monopole mémoriel tenu par les héritiers du kirchnérisme. La théorie du « démon unique » — en référence aux seules exactions militaires — n’est rien d’autre qu’un stratagème d’endoctrinement des nouvelles générations. L’histoire, assène-t-il, doit être dite dans sa totalité, sans omission ni édulcoration.

Mais derrière cette rhétorique d’apparente équité historique se profile une entreprise plus vaste : désacraliser ce que la gauche péroniste a érigé en dogme, remettre en question le mythe fondateur de l’Argentine démocratique post-1983, et, surtout, réhabiliter une lecture des années de plomb plus conforme aux canons libéraux du gouvernement en place. Ainsi, la vidéo accuse les organismes de défense des droits de l’homme d’avoir instauré un « modèle d’impunité sélective », fondé sur le silence entourant les victimes des attentats de la guérilla. Elle fustige en outre les sommes considérables déboursées par l’État au titre d’indemnisations, présentées comme la contrepartie d’une « industrie du souvenir », avec ses universités bidon et ses associations usines à subventions.

Dans cette optique, le chiffre des trente mille disparus — élément central de la mémoire militante — est l’objet d’un tir de barrage. S’il fut longtemps invoqué comme un symbole de l’ampleur du drame, il est désormais dénoncé comme une exagération volontaire, non étayée par les enquêtes officielles, lesquelles recensent un peu plus de huit mille victimes. Rappelons que l’ex-terroriste auteur de ce chiffre a avoué sur un plateau de télévision l’avoir inventé pour toucher plus de subventions de pays européens. Cette remise en cause s’inscrit dans une stratégie de révision de la chronologie tragique des années 1970, en intégrant dans le récit les morts de l’autre camp, ceux de la guerre révolutionnaire, comme la qualifie Laje, c’est-à-dire les victimes des Montoneros ou de l’ERP, dont les actions armées avaient déstabilisé l’ordre social dès le début de la décennie.

Les réactions n’ont pas tardé. Les grands profiteurs de la mémoire militante, notamment les Mères et les Grands-mères de la Place de Mai, ont dénoncé une tentative de négationnisme habillée de vernis universitaire. Estela de Carlotto, icône incontestée de cette cause, a jugé cette vidéo comme une « agression contre la démocratie » et une offense à la douleur des familles endeuillées. Dans les rues de Buenos Aires, les manifestants ont scandé, comme un mantra de résistance, la formule sacrée : « 30.000 desaparecidos, ¡presentes! »

Mais au-delà de l’indignation morale, le cœur du débat porte sur une question plus fondamentale : qui a le droit d’écrire l’histoire ? Doit-elle être un récit convenu, figé par la loi, ou bien une matière vive, soumise à l’examen critique, fût-il douloureux ? À cette question, Javier Milei répond avec la vigueur du polémiste : il entend briser le monopole du souvenir institutionnalisé et restituer au pays une mémoire « complète ». Un terme soigneusement choisi, qui n’est pas sans rappeler les débats français autour du devoir de mémoire et de ses dérives, entre repentance obligatoire et oubli organisé.

Dans ce tumulte, l’opposition parlementaire accuse l’exécutif d’attiser les divisions pour masquer les rigueurs de l’austérité économique. Certains intellectuels de gauche, inquiets pour leurs sources de financement, s’inquiètent d’un retour en arrière, d’un révisionnisme d’État camouflé sous les atours d’un débat historique. D’autres, plus modérés, admettent que la mémoire argentine gagnerait à inclure toutes les victimes, mais hésitent que cela se fasse au prix de la relativisation du terrorisme d’État.

Car c’est bien là que réside la ligne de crête : entre compléter la mémoire et la concurrencer, entre nuancer le passé et le tordre. La France, qui a connu ses propres luttes mémorielles autour de la guerre d’Algérie ou de Vichy, ne peut que regarder avec intérêt — et une certaine appréhension — cette tentative de redéfinition de l’histoire par le haut, lorsque l’État s’arroge le droit de dire ce qui fut et ce qui doit être su.

Pour l’heure, le 24 mars demeure une date disputée, comme si le passé, au lieu de s’ensevelir sous les strates du temps, remontait sans cesse à la surface pour réclamer justice. L’histoire argentine, une fois encore, refuse d’être refermée. La volonté gouvernementale de dire « toute » la vérité apaise pour le moins toute cette Argentine qui a subi les violences de la gauche et de l’extrême gauche dans sa chair et dont le martyre a été, jusqu’à présent, totalement marginalisé tout comme l’a été dans le passé, la mémoire de tous les habitants de cette région du monde qui ont refusé les idées révolutionnaires et l’anglophilie des porteños et qui se sont battus pour préserver le modèle de vie traditionnel.

Balbino Katz
Envoyé spécial de Breizh infos en Argentine

Crédit photo :  DR
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Une réponse à “Mémoire sélective et vérité complète : le 24 mars sous le feu d’une nouvelle bataille culturelle”

  1. Durandal dit :

    Bonjour,

    Cette série d’articles nous permet de mieux comprendre ce pays, en pleine effervescence politique. Voilà qui donne matière à réflexion. C’était une très bonne idée et vous avez trouvé la bonne personne pour la réaliser.

    Un grand merci.

    M.D

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