Buenos Aires, mercredi 9 mars 2025 – Sur les pavés du quartier de San Telmo, alors que je flânais entre les étals du marché aux antiquités, un marchand de souvenirs politiques, d’évidence marqué à gauche, m’avait lancé, sibyllin : « Ce mercredi, ce sera la révolution. » Le bonhomme n’avait rien d’un Cassandre égaré. Il savait, de source certaine, que la manif hebdomadaire des mercredis des retraités pour la revalorisation des pensions allait se muer en émeute. « Lesbarras bravasseront là, vous verrez. Ça va être un carnage », avait-il ajouté, un rictus aux lèvres.
Les barras bravas, ce sont ces milices du football argentin, véritables meutes soudées par l’ivresse du combat, la religion du club et des allégeances politiques à la gauche du péronisme. Véritables mercenaires du tumulte, on les retrouve partout où l’on fomente le chaos.
L’émeute était écrite
Ce mercredi-là, vers midi, à Buenos Aires la tension monte d’un cran. Les avenues qui conduisent au Congrès, se barricadaient. Les policiers, casqués, matraques en main, guettaient l’orage. Les manifestants arrivaient par vagues, avec en tête de cortège les retraités, misérables piétaille de cette procession grotesque, bientôt engloutis par la masse bien plus musculeuse et déterminée des jeunes émeutiers. Il ne fallut guère plus d’une heure pour que la colère se change en fracas.
Depuis mon téléphone, j’observais en direct les affrontements, chaque image plus brutale que la précédente. Tandis que la Chambre des députés poursuivait imperturbablement sa session, elle aussi émaillée d’incidents, les abords du Congrès se transformaient en champ de bataille. Les forces de l’ordre avaient déployé un dispositif impressionnant, espérant contenir la marée humaine. Mais très vite, la violence éclata : jets de pavés, incendies de poubelles, charges policières sous une pluie de gaz lacrymogène. Une vieille dame de 87 ans, Beatriz Bianco, fut projetée au sol par le policier auquel elle venait de donner un coup de canne sur le casque, sa tête heurtant violemment le pavé. À quelques mètres, un photographe reçut une grenade de gaz lacrymogène en pleine tempe et luttait, au moment où j’écris ces lignes, entre la vie et la mort à l’hôpital Ramos Mejía.
Les barras bravas, en première ligne, frappaient avec la férocité des combattants sans cause. Les encapuchonnés masqués jetaient des cocktails Molotov sur les véhicules stationnés. Une voiture de la police municipale fut retourné puis incendié sous les vivats de la foule. La présence des ultras du football donna à la manifestation un ton bien plus féroce que les habituels rassemblements des retraités. Ici, pas de pancartes ni de banderoles larmoyantes. Juste la rage, brute, incarnée.
Les forces de l’ordre ripostèrent avec des balles en caoutchouc et des charges de policiers à moto, tentant de repousser la foule vers les rues adjacentes. Mais l’affrontement dégénéra en guérilla urbaine. Une centaine de manifestants furent arrêtés, parmi lesquels de nombreux habitués des tribunes de Chacarita Juniors, Boca Juniors, River Plate, Independiente et Racing.
La bataille fit rage jusque tard dans l’après-midi, les affrontements se déplaçant au gré des charges et contre-charges des forces de l’ordre. Tandis que les agents de la police fédérale tentaient de dégager la place, de nouveaux foyers de violence éclataient dans les rues adjacentes, où des barricades de fortune prenaient feu. Les blessés s’accumulaient, tant du côté des manifestants que des forces de l’ordre : vingt-six policiers furent blessés, dont un atteint par le tir d’une arme à feu, tandis que plusieurs manifestants furent transportés d’urgence dans les hôpitaux de la capitale. À la tombée du jour, Buenos Aires portait les stigmates d’une journée de furie : vitrines éventrées, pavés ensanglantés, carcasses de voitures calcinées. La ville sombrait peu à peu dans un silence pesant, brisé çà et là par le bruit métallique descacerolazos, ces concerts de casseroles qui, à chaque crise, résonnent comme un funeste prélude aux tempêtes à venir.
Les factieux relâchés au petit matin
À la faveur de cette nuit d’émeute, 120 personnes furent interpellées. Mais au matin, à l’exception de quelques retardataires, tous étaient libres. À quatre heures du matin, une juge inconnue du grand public, Karina Andrade, décida que tous ces incendiaires et briseurs de vitrines devaient retrouver l’air libre. L’exécutif, en particulier la ministre de l’Intérieur Patricia Bullrich, femme de poigne qui ne goûte guère la faiblesse judiciaire, vit rouge.
Qui est donc cette magistrate qui, d’un revers de main, a balayé la peine et la réprobation publiques ? Juge depuis peu, Andrade s’inscrit dans cette mouvance judiciaire argentine qui, sous couvert de modernité, se fait l’artisan zélé de l’impunité. Femme de réseaux, elle fut soutenue par des poids lourds du péronisme et évolua dans l’orbite des magistrats réputés pour leur clémence à l’égard des agitateurs professionnels. Avant de siéger au tribunal, elle travailla avec des figures connues pour leur militantisme judiciaire.
En vérité, sa décision s’inscrit dans un schéma bien rodé. À chaque soulèvement organisé, le même scénario se répète : l’arrestation, suivie d’une libération éclair, rendant toute poursuite judiciaire caduque. Le procureur chargé de l’affaire n’a même pas eu le temps de rassembler les éléments d’accusation. Des vices de forme sont invoqués, desdroits fondamentauxdégainés comme autant d’arguments pour justifier l’injustifiable.
Les grands principes s’érigent en remparts contre la justice elle-même. L’association des Femmes juges d’Argentine s’est empressée d’apporter son soutien à Andrade, dénonçant des pressions inacceptables contre l’indépendance du pouvoir judiciaire. L’ordre des avocats a emboîté le pas, condamnant toute tentative d’ingérence de l’exécutif. Pendant ce temps, les policiers blessés pansent leurs plaies, et les commerçants sinistrés n’ont d’autre choix que de ramasser les débris de leur devanture.
Buenos Aires, l’éternel recommencement
L’Argentine, ce pays qui oscille entre grandeur et abîme, semble incapable de tirer les leçons de son propre chaos. Buenos Aires vit au rythme de ces émeutes rituelles, où la rue impose sa loi et où la justice enrobe sa lâcheté d’un vernis légaliste. Le spectre du péronisme rôde encore, avec son culte du désordre fécond et sa vision romantique du lumpenprolétariat en armes.
Ainsi, la boucle est bouclée. Lesb arras bravas retourneront dans leurs stades, attendant la prochaine occasion d’exporter leur violence dans la rue. Les juges progressistes continueront de délégitimer l’autorité publique. Et le peuple argentin, ballotté entre indignation et résignation, assistera, impuissant, à la lente dislocation de son propre pays.
Pendant ce temps, à San Telmo, le vieux marchand de souvenirs sourit derrière son comptoir, comme un devin qui savait déjà tout.
Balbino Katz
Envoyé spécial de Breizh info en Argentine
Crédit photo : capture YouTube (photo d’illustration)
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Une réponse à “Argentine. Buenos Aires en flammes : émeutes, justice et impunité”
quand la gauche veux le pouvoir elle accuse la droite de tous les mots et casse tous pour faire peur et le petit peuple se plie a leur doctrine