Argentine. Les champs noyés du sud de Buenos Aires : une catastrophe ignorée

L’attention du monde s’est arrêtée sur Bahía Blanca, même le quotidien gauchisteLibérationen afait mention. Comment en serait-il autrement ? Une ville meurtrie, seize morts, des rues transformées en torrents impétueux. Le drame impose son évidence. Pourtant, loin des projecteurs et des élégies compassionnelles qui occupent des heures et des heures d’antenne ici à Buenos Aires, une autre tragédie se joue dans le silence des campagnes. Car l’eau qui ravage les villes ne fait pas moins de dégâts dans les champs.

Près de deux millions d’hectares sont immergés dans la province de Buenos Aires, frappant de plein fouet les terres agricoles et d’élevage du centre et du sud-ouest. Un paysage défiguré, où les sillons des semis ont cédé la place à des lacs insoupçonnés. Pablo Ginestet, de la confédération agricole Carbap, observe les images satellites et n’a qu’un mot : « Très grave ». Car si la catastrophe urbaine provoque l’émoi, le drame rural, lui, se noie dans l’indifférence.

Les récents orages ont déversé près de 400 millimètres d’eau en quelques semaines, noyant les prés et ensevelissant les cultures. À Olavarría, à Laprida, à General La Madrid, des milliers d’hectares sont totalement submergés. La boue absorbe les pas, les routes cèdent sous la pression des flots, les troupeaux cherchent des hauteurs improbables. Pour les éleveurs, l’urgence est de déplacer le bétail, mais encore faut-il savoir où il pourrait être au sec. Le manque d’espace transformera ces transhumances forcées en un jeu cruel de chaises musicales. Dans les fermes les plus touchées, les moutons et les veaux ont déjà disparu sous l’eau.

Le dernier épisode de ce genre remonte à 2017, où l’on comptait alors dix millions d’hectares affectés. Les grands espaces argentins, souvent présentés comme un éden pastoral, sont en réalité des terres capricieuses, soumises aux aléas climatiques dans une indifférence chronique des pouvoirs publics. Quand la sécheresse s’installe, on implore la pluie. Quand la pluie survient, on ne sait plus comment l’évacuer. Il n’est pas exagéré de dire que les infrastructures de drainage sont défaillantes, voire inexistantes dans certaines régions et même dans la périphérie de Buenos Aires.

Cette eau finira par refluer, dans sept à dix jours selon les spécialistes. Mais comme toujours, elle ne disparaîtra pas sans conséquences. Elle ruissellera vers le sud, saturant les canaux et gonflant les lagunes. Ce qui était un mal local deviendra une menace en aval. Ginestet met en garde : les flots qui s’échappent aujourd’hui des campagnes viendront demain déborder ailleurs. C’est l’engrenage habituel, celui qui condamne les fermiers à un cycle sans fin de pertes et d’adaptations.

En ce début d’année 2025, les précipitations exceptionnelles ont dépassé les moyennes historiques, transformant les terres agricoles en véritables marécages. Le centre et le sud-ouest de la province de Buenos Aires sont les plus touchés, avec des millions d’hectares noyés. Les cultures de soja et de maïs, non encore récoltées, sont menacées de pourriture, tandis que les pâturages destinés au bétail disparaissent sous l’eau, privant les éleveurs de ressources essentielles.

Dans la région de Zárate, le débordement d’un cours d’eau a inondé les exploitations rurales autour de San Javier, coupant des axes de transport et isolant de nombreuses familles agricoles. Plus au nord-ouest, des localités comme Carlos Casares, Pehuajó et Bolívar connaissent une situation critique. Les travaux entrepris sur le réseau du Rio Salado, bien qu’avancés, n’ont pas suffi à contenir ces crues sans précédent. L’accumulation d’eau, amplifiée par des nappes phréatiques déjà saturées, paralyse l’activité agricole et menace la saison culturale en cours.

L’effet du phénomène climatique El Niño est pointé du doigt. Cette oscillation océanique, connue pour provoquer des précipitations excessives, a quadruplicé les niveaux de pluie habituels dans certaines régions. Loin d’apporter un soulagement après la sécheresse de 2023, ces pluies torrentielles ont plongé les agriculteurs dans un autre extrême : des terres saturées d’eau, infranchissables, où les cultures s’asphyxient et les bovins errent sans pâturages.

D’un point de vue économique, les pertes s’annoncent colossales. Bien qu’aucune estimation définitive ne soit encore disponible pour 2025, les experts évoquent des centaines de millions de dollars de dommages sur les cultures, le cheptel et les infrastructures rurales. La CARBAP tire la sonnette d’alarme : sans un renforcement massif des ouvrages hydrauliques et une stratégie nationale de gestion des eaux, la province de Buenos Aires restera à la merci des caprices climatiques.

Mais le plus cruel, c’est l’oubli qui accompagne ces drames. L’écho médiatique de Bahía Blanca a au moins eu le mérite d’attirer des dons, des gestes de solidarité. Rien de tel pour les agriculteurs. On n’enverra pas de colis alimentaires aux bovins piétinant dans la gadoue, on ne lancera pas de collecte pour sauver les cultures de tournesol prêtes à être récoltées. Ils se débrouilleront seuls, comme toujours.

L’Argentine rurale se tait, endure, répare et repart. Jusqu’à la prochaine catastrophe.

Par Balbino Katz, Envoyé spécial de Breizh info en Argentine

Crédit photo : DR (Carte Pablo Ginestet, Carbap.)

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