Imaginons un.e moins de 20 ans devant Les Valseuses (1974) ou Préparez vos mouchoirs (1978), et compatissons à son désarroi : quel fut ce temps où le désir osait s’exprimer crûment, au milieu de cigarettes et d’alcools fort, sans demande de consentement certifiée par notaire ou respect de toutes les minorités ni inclusivité des non-binaires ?… Hurlant aux micro-agressions, iel s’enfermerait à double tour dans le premier safe space venu en maudissant la brute politiquement incorrecte responsable de ces crimes contre la déconstruction.
Bertrand Blier, aujourd’hui disparu, y verrait un insigne honneur, lui qui, en cinquante ans de carrière, n’a cessé de pourfendre le conformisme et l’hypocrisie crasse. Fils de Bernard Blier, qui lui non plus n’avait pas de leçon à recevoir en matière d’élégance morale ni de franc-parler, il débute avec un documentaire sur sa génération, Hitler, connais pas (1963). Suit un film kafkaïen, aux ambitions inversement proportionnelles au budget mais efficacement mis en scène, Si j’étais un espion (1967). Après l’insuccès d’estime de ce deuxième essai, il demeure sept ans sans tourner mais s’adonne à l’écriture. Les Valseuses (1974) est d’abord un roman, qui livre un portrait cinglant l’hexagone à la fin des Trente Glorieuses, par le truchement de deux bêtes de scène qu’il révèle : Gérard Depardieu et Patrick Dewaere. La France pompidolienne fait un triomphe à ce portrait anarcho-picaresque d’un pays aux valeurs piétinées et à l’iconoclasme bravache de deux anti-héros, vrais fragiles, et faux machos. Il faut dire que le film peut satisfaire deux bords politiques a priori inconciliables : le masculinisme primaire et la misogynie apparente peuvent enflammer les philistins, tandis que la charge anti-cocardière (« Pas d’erreur, on est bien en France… ») et amorale hystérise une gauche ravi de cet anticonformiste. Un retour sur l’œuvre permet d’en souligner toutes les ambiguïtés : le machisme est frappé de ridicule (symboliquement, Pierrot est blessé à l’entrejambe), et le personnage incarné par Miou-Miou s’avère infiniment plus fin et sagace que les deux pieds nickelés qui la flanquent. Anecdote savoureuse : sur le tournage de ce film déjanté, les nouveaux venus prenaient systématiquement Blier pour le comptable… Enfin, difficile d’oublier l’une des phrases les plus citées de tout le cinéma (sans que l’on en identifie l’auteur ; souvenez-vous, vous l’avez sûrement prononcée l’été dernier…), dans l’épisode du retour à la terre : « On n’est pas bien, là, décontracté du gland ? »…
Le film suivant, Calmos (1976) résiste moins au temps. Il imagine un monde où les hommes, las d’assumer le devoir conjugal, se livreraient à l’indolence épicuriste, avant d’être rattrapés par une milice de femmes en rut, martiales et dominatrices. La charge est lourde et sans saveur. Préparez vos mouchoirs (1978), Oscar du meilleur film étranger, travaille de nouveau l’inquiétude masculine face au désir féminin, mais sans la paillardise du précédent. Le duo des Valseuses reformé (Dewaere-Depardieu) s’avère incapable de provoquer l’orgasme chez Solange, qui ne connaîtra le plaisir qu’avec un pré-ado de 13 ans, au Q.I. phénoménal. Virilisme en berne, mystère insondable des êtres : la voie est tracée pour l’affolement cauchemardesque d’un des chefs-d’œuvre de l’auteur, Buffet froid (1979), un film surréaliste et bunuelien, sur la solitude et l’angoisse dans la France de béton et d’acier. Le film suit la logique du cauchemar pour réserver des moments de grâce : le quatuor à cordes au chevet du lit de Blier (le père) ou la séquence finale sur la barque avec une Carole Bouquet-Nemesis.
Les années quatre-vingts sont marquées par deux sommets : Notre Histoire (1984) et Trop belle pour toi (1989). Dans le premier, Alain Delon (Robert Avranches), garagiste décavé, s’épuise à chercher le spectre d’une femme aimée (Nathalie Baye-Donatienne Pouget), entre chimères et soulographie. Le film bouleverse par son lyrisme désabusé, qui joue des décrochements méta-narratifs et de l’onirisme pour mettre en scène un tragique trop pudique pour être frontal. Trop belle pour toi est l’apogée de Blier : jouant à renverser le schéma convenu du mari et de l’amante, l’auteur fait tromper Carole Bouquet par Josiane Balasko, une petite secrétaire marseillaise sans grâce ni charisme. Depardieu est l’époux fou d’amour qui s’ouvre enfin à la vraie vie, découvrant les plaisirs simples, Schubert (« Mais moi, elle me bouleverse, cette musique !») et le sexe-loisir. L’œuvre joue des décrochements temporels et déjoue les attentes mais ne perd jamais le spectateur dans ce labyrinthe passionnel et cérébral, imprévisible et plein d’humour.
Les films de la décennie suivantes suscitent moins l’adhésion, et la rupture s’effectue précisément au milieu de Merci la vie (1991) qui, au bout d’une heure de récit maîtrisé, s’enlise dans le marais de la déconstruction et du sociétal didactique (le film file la pesante métaphore du sida, refoulé et honteux), écueils que Trop belle pour toi avaient su éviter. La suite trahit un net essoufflement. Ni Un, deux, trois, soleil (1993) ni Mon Homme (1996), qui mettent en scène la nouvelle égérie du réalisateur, Anouk Grinberg, ne renouvèlent les procédés. Les Acteurs (2000), au pirandellisme affecté, ou Les Côtelettes (2003), adapté de sa propre pièce, ne rencontrent le succès. Le cinéaste n’est plus en raccord avec son époque, et le public qui plébiscitait ses premières œuvres a déserté les salles. Il faut attendre Le Bruit des glaçons (2010), avec Jean Dujardin et Albert Dupontel, où ce dernier campe de manière anthropomorphe la maladie du premier pour harceler chaque instant de son existence, pour voir ressurgir l’humour corrosif et jubilatoire d’un artiste bien trop inquiet et sensible pour ne pas s’avancer masqué. Un cinéaste bien mal compris par les trop bien-pensants…
Sévérac
Crédit photo : Gorup de Besanez/Wikimedia (cc)
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2 réponses à “Bertrand Blier (1939-2025), un cinéaste bien mal compris par les trop bien-pensants…”
Pas franchement enthousiasmant les Valseuses un pré porno…seul mérite être français! avec un de Pardieu gueulard (originaire de Châteauroux!) qui a fait carrière. Bof hormis le nom de son père s’épanchant sur le « Palmier en zinc » à Saigon en compagnie de Ventura…le fils bof…bof…!
Très bel hommage !