A travers l’histoire de Toulon sous l’Ancien Régime, Michel Vergé-Franceschi dans son livre Toulon, Port royal, décrit l’évolution du premier port de guerre du royaume et, au-delà, aborde sous un angle original l’histoire de la Méditerranée et de sa géopolitique, celle de la marine et de la guerre sur mer, de la construction navale et de son premier prolétariat urbain. Les enjeux de cette brillante monographie dépassent donc largement une histoire exclusivement locale, même si l’auteur y fait de nombreuses et heureuses incursions.
Né au début du XVe siècle, le port n’était alors qu’un village tourné vers la terre. Bientôt, la création d’un » arsenal » le dote d’une vocation guerrière. Quand Charles Quint s’installe en Espagne, la géostratégie de toute la Méditerranée change. François Ier doit entretenir de bonnes relations avec l' » allié » ottoman – Soliman le Magnifique – pour tenter de résister au Roi Catholique qui cherche à dominer la Méditerranée occidentale. Après les guerres de religion, le port renaît grâce à l’intérêt que lui porte Henri IV, il accueille les galères, assure les victoires de la flotte française avant que Louis XIV ne charge Vauban de le fortifier.
Toulon gagne la guerre de Hollande mais la fin du règne du Grand Roi est difficile (sabordage de la flotte en 1707, terrible épidémie de peste, etc.). Des oppositions naissent entre élites portuaires et gens de l’arsenal qui ne vivent que de la guerre. Quand celle-ci se déplace vers l’Atlantique, Toulon voit son déclin s’amorcer. La chute de la monarchie sonne la fin du grand port royal.
Nous avons interviewé l’auteur pour évoquer cet ouvrage, paru dans la collection Alpha (à commander ici).
Breizh-info.com : Pourquoi avez-vous choisi Toulon comme sujet central de cette monographie, et en quoi ce port reflète-t-il des enjeux plus vastes que son simple rôle local sous l’Ancien Régime ?
Michel Vergé-Franceschi : Toulon est le port où je suis né en 1951. J’y ai fait mes études au Lycée Dumont-d’Urville, ce qui m’a appris le nom de ce grand marin. J’y suis revenu pour faire mon mémoire de Master 1 sur Les officiers de Marine provençaux au XVIIIᵉ siècle. Aujourd’hui, j’y donne des conférences en tant que membre de la Société des Amis du Vieux Toulon et de l’Académie du Var. Dans ma thèse de doctorat d’État, en 15 volumes, soit 3 547 pages, il y a un tome consacré aux officiers généraux provençaux et un autre aux officiers généraux bretons de Louis XIII à Louis XVI.
Breizh-info.com : Vous mentionnez que le port de Toulon est né au début du XVe siècle. Quelles ont été les étapes majeures de son évolution pour devenir un « port royal » stratégique ?
Michel Vergé-Franceschi : Toulon, ancien port romain, appartient aux comtes de Provence jusqu’à la mort du dernier comte, Charles III, neveu du roi René. Le port devient français entre 1481 et 1483 seulement. Or, Charles VIII, roi de France, monte sur le trône de son père, Louis XI, en 1483. Ambitieux, il revendique l’héritage du royaume de Naples, d’où la création de l’arsenal militaire de Toulon à partir de 1492. Naples est prise en 1494, et Toulon devient le seul port de guerre français.
Breizh-info.com : L’alliance entre François Ier et Soliman le Magnifique est souvent perçue comme controversée. Comment a-t-elle influencé l’importance de Toulon dans la géopolitique méditerranéenne ?
Michel Vergé-Franceschi : Toulon se trouve entre Barcelone, qui appartient à Charles Quint, et Gênes, sous sa domination dès 1528 à cause de la trahison de l’amiral génois Andrea Doria. Or, Charles Quint, qui a hérité de la Castille en 1504 puis de l’Aragon en 1516, devient par élection empereur du Saint-Empire romain germanique. François Ier est réduit à être une tranche de jambon entre deux tranches de pain : il est pris en sandwich par les Habsbourg. Il lui faut donc, dans le dos de celui-ci, un allié de revers capable de menacer Charles en Hongrie. L’alliance du Très Chrétien roi de France avec le sultan ottoman Soliman le Magnifique choque profondément Charles Quint, roi catholique des Espagnes et deuxième personnage de la Chrétienté après le pape, qui l’appuie contre la France.
Breizh-info.com : Quel rôle Toulon a-t-il joué face à la rivalité entre la France et l’Espagne, notamment sous Charles Quint et les Habsbourg ?
Michel Vergé-Franceschi : Sous François Ier, Toulon se développe, mais en 1525, après le désastre de Pavie, le port voit surtout passer devant lui le roi de France, prisonnier sur les galères d’Espagne. En 1524 et 1536, Charles Quint attaque Toulon, où François Ier construit le fort Saint-Louis, la tour Louis XII étant insuffisante. Charles Quint échoue également devant Marseille. En 1532, le fils de François Ier hérite de sa mère Claude (fille d’Anne de Bretagne) du duché de Bretagne. Brest n’est alors qu’un minuscule village. Le roi cherche à unifier son royaume. Les marins de Toulon ne peuvent se faire comprendre ni à Brest, ni à Nantes, ni à Saint-Malo. L’ordonnance de Villers-Cotterêts, en 1539, impose donc le français dans l’éducation, la justice et l’administration. Et François Ier s’arrange pour faire passer les évêques de Saint-Malo à Toulon afin de brasser ses peuples.
Au XVIIᵉ siècle, Richelieu écrit en 1626 : « Qui veut dominer la terre doit dominer la mer. » L’hôtel de ville de Toulon, qui regardait la montagne du Faron au nord, est ouvert sur la Méditerranée au sud, un geste symbolique. Le cardinal souhaite arracher le sceptre de Neptune à l’Espagne, première puissance mondiale, qui possède le Mexique depuis 1519, le Pérou depuis 1525, le Chili depuis 1545 et les Philippines, nommées ainsi en l’honneur de Philippe II, fils de Charles Quint.
Après Charles VIII, Richelieu est le second fondateur de ce port royal. Il y développe l’arsenal, les fortifications, l’enceinte et les bastions. Grâce à Toulon, Louis XIII dispose d’une flotte qui bat les escadres espagnoles chaque année de 1638 à 1642, jusqu’à la mort de Richelieu.
Breizh-info.com : Quel rôle Vauban a-t-il joué dans la fortification de Toulon, et quelle était sa vision stratégique pour ce port ?
Michel Vergé-Franceschi : Louis XIV fait aménager Toulon par Colbert, troisième fondateur de cette place de guerre essentielle. Vauban y creuse l’actuelle darse Vauban, destinée aux vaisseaux du Roi. La vieille darse, ou darse Henri IV, est quant à elle réservée aux navires de commerce. Sous Louis XIV, la flotte française devient la première du monde. Brest voit sa population passer de 2 000 habitants en 1665 à 15 000 en 1715, année de la mort du roi. Rochefort, de son côté, est fondé en 1665, près de La Rochelle protestante.
La flotte de Toulon, sous le commandement d’Abraham Duquesne, inflige des défaites aux Espagnols et à leurs alliés hollandais. À la paix de 1678, Louis XIV reçoit le titre de Grand, un hommage qui perdure à travers le collège Louis-le-Grand, aujourd’hui un lycée renommé, un prestige en partie dû aux exploits accomplis grâce à Toulon. Par ailleurs, Pierre Puget y marque également son époque par ses talents et ses contributions.
Breizh-info.com : La peste de 1720 a marqué durablement Toulon. Quel a été son impact sur le port et ses habitants ?
Michel Vergé-Franceschi : Après la mort de Louis XIV, Toulon compte 24 000 habitants, contre 15 000 pour Brest. Cependant, la peste de 1720 frappe durement Toulon, causant la mort de 13 000 Toulonnais. Pendant ce temps, les ports atlantiques comme Brest et Rochefort continuent de se développer. En effet, Richelieu avait pris la Martinique et la Guadeloupe en 1635, tandis que Jacques Cartier, puis Samuel Champlain, avaient offert le Canada à François Ier entre 1534 et 1635.
Toulon, affaibli, perd la moitié de son petit peuple d’ouvriers qualifiés, tels que les calfats, charpentiers, scieurs, cloutiers, et constructeurs, venus du pays varois sous Colbert. En parallèle, Brest et Rochefort connaissent un essor significatif, tandis que le canal du Midi, reliant la Méditerranée à l’océan Atlantique, renforce l’importance stratégique des ports atlantiques.
Michel Vergé-Franceschi : En 1704, la Royal Navy, créée par Henri VIII Tudor en 1547, s’empare de Gibraltar, puis de Minorque en 1708. L’invincible Albion ambitionne de transformer la Méditerranée en un véritable lac anglais. Toulon devient alors un port prisonnier du bon vouloir de la Perfide Albion et amorce son déclin, tandis que Brest continue de croître.
Entre 1744 et la paix de 1745, Toulon subit un blocus anglais, comme en 1707, lorsque la flotte toulonnaise fut contrainte de se saborder face aux Anglo-Bataves. Cependant, Grignan, gendre de Madame de Sévigné et gouverneur de Provence, parvient en 1707 à conserver la place. Ce sabordage, combiné à l’impact dévastateur de la peste de 1720, affaiblit durablement Toulon, un déclin qui perdure jusqu’au début de la guerre de Sept Ans (1756-1763).
Breizh-info.com : En quoi l’histoire de Toulon, telle que vous la décrivez, résonne-t-elle encore aujourd’hui dans la géopolitique et l’identité maritime française ?
Michel Vergé-Franceschi : La guerre de Sept Ans débute avec une victoire notable pour Toulon, marquée par la reprise de Minorque aux Anglais en 1756. Cependant, en 1759, l’escadre de Toulon est détruite par la Royal Navy dans les eaux neutres de Lagos, tandis que celle de Brest subit un sort similaire lors de la bataille des Cardinaux en août de la même année. Ces défaites coûtent cher à la France, qui perd le Canada en 1763 et peine à récupérer ses précieuses îles à sucre.
Il faut attendre la glorieuse guerre d’indépendance américaine pour que Toulon retrouve un éclat perdu. La ville devient alors un centre stratégique, accueillant des figures emblématiques comme La Fayette. Des marins provençaux, tels que l’amiral de Grasse et le bailli de Suffren, contribuent au succès de la France, des eaux de la Chesapeake jusqu’aux côtes du Coromandel. Toulon et ses habitants inscrivent ainsi la guerre d’Amérique comme le dernier grand triomphe du port royal.
Cependant, la paix qui suit engendre une crise sociale majeure. En 1789, l’arsenal de Toulon compte 6 000 ouvriers, dont 5 000 se retrouvent au chômage, accompagnés de leurs familles, soit une population totale de 24 000 habitants, comparable à celle de 1715. Privés de salaires et de pain, ces ouvriers et leurs familles s’insurgent. Leur émeute du 1er mars 1789, ciblant les cuisines de Monseigneur l’évêque de Toulon, précède même la prise de la Bastille le 14 juillet. Peu après, la Provence contribue à l’histoire révolutionnaire en donnant naissance à La Marseillaise
Propos recueillis par YV
Illustration : DR
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Une réponse à “Michel Vergé-Franceschi : Toulon, un port stratégique et emblématique de l’histoire maritime française [Interview]”
Bravo Yann Vallerie !
Comme toujours un excellent exposé, du reste fort intéressant.