Nous vous avons évoqué samedi dernier la sortie du livre d’Adriano Scianca intitulé Ezra Pound et le sacré, édité par la Nouvelle Librairie (à commander ici). Nous vous proposons ci-dessous de découvrir l’interview d’Adriano Scianca que nous avons réalisée sur le sujet.
Breizh-info.com : Comment définir la notion de « sacré » dans le contexte de l’œuvre d’Ezra Pound ?
Adriano Scianca : Le sacré de Pound est certainement d’origine païenne (même si le poète apprécie le syncrétisme de la religion catholique qui a en partie conservé les rites antérieurs), repose sur le concept de métamorphose, emprunté surtout à Ovide, est lié aux cultes agraires et a une forte dimension éthique. C’est aussi un sacré qui est universel, sans être universaliste : chaque peuple a sa propre voie vers le sacré, mais chaque voie est différente. Il est également impossible de comprendre sa conception du sacré si l’on n’aborde pas le concept exactement inverse : l’usure. Ce qui pour Pound n’a pas seulement une signification économique. L’usure est ce qui détruit la civilisation, comme le sacré est ce qui la fonde.
Breizh-info.com : Pensez-vous que le sacré a influencé la poésie et la philosophie d’Ezra Pound ? Oui, de ces façons ?
Adriano Scianca : Oui bien sûr. Les références au sacré et aux religions se retrouvent tout au long de l’œuvre de Pound, celle poétique et celle en prose. Certains de ses auteurs de référence – Ovide, Dante – ont une portée explicitement religieuse. Ses Cantos commencent par un nekyia, un voyage dans l’au-delà à l’instar d’Homère. Comme je l’ai déjà écrit, même ses écrits à caractère économique ou politique ont une dimension religieuse, étant donné que pour lui le sacré, la beauté artistique, la prospérité économique, l’honnêteté des dirigeants faisaient partie d’un seul grand phénomène dans lequel tout se tient.
Breizh-info.com : Y a-t-il des œuvres ou des poèmes spécifiques d’Ezra Pound qui illustrent le mieux sa relation avec le sacré ?
Adriano Scianca : Il n’existe pas de livre de Pound exclusivement consacré au sacré. Il existe plusieurs articles sur le sujet, comme Axiomata, largement cité dans mon livre, ou Religion, ou le guide de la connaissance à l’attention des enfants, que je rapporte intégralement. Ou des poèmes entièrement imprégnés de panthéisme, comme le beau L’arbre. En revanche, il y a des chercheurs de Pound qui ont abordé le sujet avant moi, je pense surtout à The Celestial Tradition : A Study of Ezra Pound’s The Cantos, de Demeters P. Tryphonopoulos.
Breizh-info.com : Comment le contexte historique et culturel a-t-il influencé la perception du sacré d’Ezra Pound ?
Adriano Scianca : Son contexte familial l’oriente vers une éducation puritaine, vers laquelle il opère cependant une rupture radicale. Le contexte européen, méditerranéen en particulier, lui offre un milieu culturel et une « géophilosophie » complètement différents, dans lesquels il trouve sa dimension spirituelle. Dans le livre je cite son échange avec une religieuse. Pour la provoquer, Pound lui avait dit qu’il était un disciple de Zeus et d’Apollon. Mais la religieuse a répondu : « C’est toute une religion. » Une réponse qu’un homme religieux américain n’aurait jamais donnée. Pound a été frappé par cette sagesse populaire, ce manque de fanatisme. Ce n’est pas un hasard si en Italie Pound a vécu de nombreuses années dans une petite ville, Rapallo, désertant les grandes villes comme Rome ou Milan. Dans cette Italie simple et rurale, il a trouvé sa patrie spirituelle.
Breizh-info.com : La vision du sacré d’Ezra Pound est-elle comparable à celle d’autres écrivains contemporains ou à celle de son époque ?
Adriano Scianca : Nous savons bien que la culture moderne est traversée par une tentation païenne vive et persistante, qui a été exprimée par divers auteurs très différents. Le poème susmentionné L’arbre, par exemple, ne peut que rappeler au lecteur italien La pluie dans la pinède de Gabriele D’Annunzio, en raison de la fusion identique de l’homme et de la nature. Son intérêt pour les mystères d’Éleusis et les anciens cultes des céréales rappelle peut-être les auteurs du traditionalisme romain. Ses réflexions sur la sexualité rappellent Evola. Son culte des métamorphoses a plutôt quelque chose de Goethe.
Breizh-info.com : Qu’espérez-vous que les lecteurs se souviennent de votre livre ?
Adriano Scianca : En Italie, Pound jouit d’une certaine notoriété, étant donné qu’il a vécu dans notre pays et qu’il a écrit beaucoup de choses directement dans notre langue. Je soupçonne – mais je peux me tromper – qu’il est beaucoup moins connu en France. J’espère donc que le livre sera une introduction à Pound pour les lecteurs qui le connaissent moins. Lorsque, il y a plusieurs années, j’ai décidé d’écrire mon premier livre sur Pound, je l’ai fait parce qu’après avoir lu sa biographie, j’ai réalisé à quel point il était drôle. C’était un personnage incroyable, surprenant, brillant. Ceux qui le connaissent superficiellement, habitués à ses photos hiératiques de vieil homme, ne se doutent pas à quel point le personnage était explosif. Je crois qu’il mérite d’être connu au-delà de ses habituelles phrases anticapitalistes souvent citées à droite.
Propos recueillis par YV
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