Je rentrai, en fin de journée, d’une sortie en voilier et remontai le ponton menant au quai du Royal Cape Yacht Club au Cap – du seul cap qui a l’honneur de se dire, simplement, en français: Le Cap. Et là, en contrebas, une boîte à chaussure arborant le pavillon français, et, par courtoisie le pavillon sud-africain. Sur la coque un gros poulet. Peint bien sûr, pas vivant, ni à la coque. Je redescends sur le catway pour déchiffrer le nom du mini voilier: Baluchon. Je me dis: eh bien à côté du voilier de la communauté italienne, dont le gonfalon rouge et or de la Sérénissime est frappé à sa drisse, ou de celui des Portugais à la voile latine scellée de la croix templière, nous avons fière allure dans le genre Frenchie low cost.
Peu après un brouillard envahit la marina, l’air chaud de la journée venant lécher l’eau froide du bassin. Le clubhouse est tamisé. J’entends parler français. A une table deux marins, bières et bouteilles de vin. J’entends le nom de la boîte à sardines, avec le poulet. Je vais les saluer. Les marins, pas le poulet ni les sardines. Il s’agit de Yann Quénet, le navigateur en périple solitaire autour du monde, maître à bord du Baluchon, et d’un autre solitaire venu d’Arzal au Morbihan, Ivan Stenbock-Fermor, sur son voilier en aluminium Aloa. Alors oui, la marine française a fière allure, réelle fière allure, sans Lion de Saint Marc ni croix d’Aviz.
Yann Quénet, breton, de Saint-Brieuc, parti voilà deux ans en lançant de l’estuaire du Tage vers son périple mondial son esquif en contreplaqué de 4 mètres, un mât, une voile, une godille – le Tage mythique dont Bartolomeu Dias s’était élancé pour aller découvrir la route des Indes Orientales et doubler pour la première fois le Cap de Bonne Espérance en février 1488, qu’il baptisa Cap des Tourmentes pour ces impitoyables tempêtes. Trois jours avant la conversation que je vais rapporter une tempête avait soulevé du fond des mers un énorme tanker sombré en 1977, un de la taille des cargos à trop de tirant pour pouvoir passer par Suez ou Panama, les titanesques Capesize. Sur Baluchon miniature Quénet avait déjà traversé l’Atlantique Nord, cinglé par les Antilles, passé par le Canal de Panama, filé par le Pacifique et l’océan Indien avant de venir s’amarrer sur la côte sud-africaine, à Richard’s Bay, le port naturel le plus profond d’Afrique. Ce soir-là, au Cap, il fait 41 degrés. Nous sommes attablés sur la terrasse de ce club de yachting héritier de la mythique « Taverne des Sept Mers », le nom que donnaient tous les matins du monde au Cap, au temps de la marine à voile. Nous conversons, bière Castle pour lui et rosé du Cap, pour moi.
– Yann, vous êtes célèbre et votre exploit exige l’admiration. C’est entendu, on n’en parle pas. C’est réglé.
Il rit sous-cape. C’est sa manière économe de s’esclaffer. L’homme est petit, râblé, brun. Breton pur jus. Il a l’œil vif et ironique mais il est autant économe de ses mots qu’il l’est de son bateau (4000 euros) et frugal – pour dîner il prend un milkshake au chocolat. Il économise aussi la Nature : pas de moteur mais une bonne vieille godille, qu’un Marquisien a sculptée, à la polynésienne. Une petite voile et pas de matériel électronique ou même électrique. Il a maîtrisé l’économie des vents, des courants, et de la houle.
– Donc, première question : Les Bretons sont célèbres comme marins. Est-ce que vous êtes un marin de souche, pour ainsi dire, issu d’une lignée de marins ?
– Pas du tout ! Mais au fond de moi j’ai un caractère qui s’accorde bien avec la mer. On part, on a l’autonomie, le bricolage, trouver des astuces pour que ça marche. D’ailleurs je suis né à Nantes et je me suis installé à Saint-Brieuc comme jeune adulte pour un travail de dessinateur à l’Équipement. Mais depuis l’école j’adore dessiner des bateaux. Je n’écoutais pas trop les profs. Je dessinais des bateaux sur des coins de page.
– Vous avez fait un bac technique alors ?
-Non, juste des études de dessin industriel. Mais il y a toujours eu en moi une attirance pour dessiner des bateaux. Le mélange de design, de technique, de toutes sortes de choses.
– Donc artistique autant que technique ?
– Voilà. Mais comme je suis autodidacte en bateau, je suis plus inventif. Je trouve qu’on fait certaines choses en design technique de bateau qui ne sont pas pratiques. J’imagine. J’ai appris à dessiner un bateau en regardant, en imaginant.
– Donc vous l’avez imaginé d’abord ?
– Oui, tout à fait.
– Comme le petit sifflet en plastique qui vous a sauvé la vie la dernière fois avec le petit Skrowl qui a chaviré dans une tempête quand vous avez été repêché, à bout de forces, par un cargo qui avait entendu les coups de sifflet ?
– Exactement ! (il rit)
– Alors, vous avez dessiné combien de bateaux qui ont pris la mer ?
– Construits par moi-même, quatre, et peut être une dizaine construits sur mes plans. Tout de même que de tout petits bateaux, y compris Bigornick. Les grands bateaux c’est pour les grandes personnes et je ne me considère pas comme une grande personne ; je me vois comme un petit garçon qui construit une maquette et qui va l’essayer sur un bassin.
– Donc vous continuez à rêver en enfant ?
– Oui, mais comme un adulte responsable.
– La taille fait aussi que vous n’avez pas d’équipier ?
-Oui c’est probablement une manière inconsciente, la taille, d’éliminer l’équipier.
– Ou l’équipière ! (On plaisante sur une yachtwoman de Richard’s Bay qui avait voulu absolument s’allonger dans la cabine, qui est aussi son lit : « Fermons la parenthèse » s’esclaffe-t-il).
– La solitude en mer ?
– Je n’ai jamais le sentiment d’être seul. Le solitaire c’est l’occasion de naviguer avec quelqu’un que j’aime bien !
– Vous ?
– Oui, je me trouve d’une bonne compagnie. Et puis le cerveau cogite tout le temps. Je rêvasse.
– Par exemple ?
– Une rêvasserie, à un petit bateau qui fera un hivernage dans les glaces. Comme je n’ai pas de papier et pas d’ordinateur, je l’imagine. Je dessine dans ma tête, en me disant là un peu plus de volume. Et puis si c’est comme ça à l’intérieur, alors je dois déplacer le mât. Tout ça m’occupe beaucoup, tout en naviguant.
– Qu’est-ce que vous voyez d’abord, la coque, la quille ?
– Tout l’ensemble, je vois le bateau sous voile, et qui navigue. J’ai déjà en tête toutes les mesures. Mais à un moment on doit construire, sinon le plan continue à évoluer. Le rêve doit s’arrêter.
– Au milieu du Pacifique, 77 jours de la Nouvelle Calédonie à La Réunion, mais comment rêver à de nouveaux bateaux pendant 77 jours ?
– Oh, mais aussi on est extasié devant un coucher de soleil, on est ébahi. Je ne prends pas de notes. C’est enregistré. Même pendant trente jours par trente nœuds, avec une mer difficile, une houle croisée venant du sud et de l’arrière, avec des effets de guillotine, coincé dans la cabine, j’invente aussi pleins de trucs, techniques, par exemple un régulateur pour garder le cap, avec du matériel du bord, des bouts de ficelle. On s’étonne soi-même.
– Il faut déposer le brevet !
– Oh non, je vais mourir pauvre !
– Expliquez-moi ? Contrairement à d’autres vous n’avez pas le rêve de devenir milliardaire et d’acheter un voilier superbe, le désir du lucre ?
– Pas du tout. Je ne travaille pas vraiment depuis plusieurs années, j’aurai bientôt 53 ans. Je n’invente pas pour l’argent et tout ça, uniquement pour le plaisir.
– Vous en connaissez d’autres, comme vous ?
– Il y a un Suédois qui fait comme moi. Je ne suis pas en relation avec lui. Peut-être il a entendu parler de moi. Je n’en sais rien.
– Donc pas de « communauté », comme on dit, de marins qui rêvent de construire de petits bateaux pour s’élancer en solitaire ?
– Non, je ne crois pas. Je suis vraiment un solitaire.
– Il existe des types psychologiques de marins solitaires ?
– Oui, par exemple, ceux du Vendée Globe. Ou les Britanniques.
– C’est-à-dire ?
– Un désir de reconnaissance, de gagner quelque chose. Pas moi. Pas de coupe pour moi. C’est un style plutôt anglo-saxon, la compétition, la coupe. Le style français c’est pas vraiment ça.
– Bon, mais j’ai lu qu’on vous a tout de même fait un accueil triomphal à Tahiti ! Une revue anglaise parle de « hero’s welcome ». Vous êtes célèbre ?
– En fait je suis parti incognito, de Lisbonne, sans rien dire à personne en mai 2019. De Lisbonne parce que c’est de là que j’avais coulé avec mon précédent bateau, donc pour reprendre le voyage. Incognito. Souvent les marinas ne voulaient pas de moi ! J’avais un problème de crédibilité. Pas mal de gens traversent l’Atlantique à la rame, plein, plein, c’est pas dans l’exploit. Après être passé par les Canaries, je suis arrivé complètement inconnu en Guadeloupe et le mec du port m’a quasiment jeté. Mais Tahiti, oui, après Panama et les Marquises, la distance a commencé à faire boule de neige dans les réseaux.
– Drôle d’expression pour un marin en solitaire !
Il rit et répond :
– Il y a eu des articles dans la presse et sur des blogs, j’ai rencontré des marins dont Olivier de Kersauson qui a trouvé mon truc intriguant, et il en a fait une chronique sur RTL. Mais accueil triomphal à Tahiti, non. A chaque fois en toute discrétion : deux ou trois personnes intriguées, comme ça, et un journaliste est venu. Personne avec des banderoles. Jusqu’à La Réunion où il y a eu un vrai accueil.
– Par les autorités françaises ?
– Non. Rien.
(rires)
– En fait heureusement pour moi parce que je ne suis pas du tout homologué pour naviguer au large.
– Racontez ? Cette question suscite des interrogations parmi certains marins que je connais, en dépit de l’hospitalité du Royal Yacht Club dont vous m’avez dit qu’elle a été chaleureuse, des officiels aux jeunes des townships qui sont à l’académie de voile. D’ailleurs Disney tourne un docu là-dessus. Bref, comment on peut faire une circumnavigation sans homologation ?
– Il existe un tas de normes pour un bateau, et puis en fonction de la distance, ajoutez un radeau, des fusées et je ne sais pas quoi encore. Tout un tas de trucs. Ce n’est pas dans mon esprit. Je n’ai aucune assurance. Rien du tout. Mon bateau ce n’est pas ça.
– La plus ancienne manière de voyager reste donc un domaine sauvage ?
– Si on le veut, oui. C’est le dernier domaine. Il faut partir en mode pirate.
– Vous piratez. Très beau, ça.
– En breton.
(rires)
– Un moment fort ?
– Le moment le plus fort a été l’arrivé aux Iles Marquises, en Polynésie. Après 44 jours de mer. Plus de provisions, nouilles chinoises épuisées, sardines et thon en boîte, purée en flocons, fruits en sirop, plus rien. Je me nourris pas cher. J’ai pas de budget. Mais plus d’eau. Là, on me dit que je ne peux pas descendre à terre à cause d’un virus mondial. Mais la beauté des îles, majestueuses, hautes, et ces couleurs ! Un vert profond, mais un ciel gris très fort, que des contrastes, et arrivé là, comme ça, en pirate, tout petit au milieu d’une trentaine de bateaux confinés, de grands voiliers. Ils ont vu arriver ce type. C’était la disette ! Alors tout le monde est venu avec leurs dinghies. Ma première bouteille de bière fraîche qu’un type m’a balancée. Chocolat, fromage. Émotion devant la solidarité des marins. Ils ne savaient pas ce que c’était, mon bateau, et encore moins moi. Et dans ce cadre-là !
– Vous êtes un peu Candide de Voltaire ?
– Oui, Candide en bateau. Quelque part le bateau, c’est le jardin à cultiver.
– Un bateau, un jardin, où ça ?
– Mon dernier jardin sera dans une baie, en Polynésie, un peu Gauguin.
– Vous avez des cartes marines alors pour le trouver, votre jardin sur la mer ?
– Non. Rien. Je prends le cap où il faut aller. Je fais le point chaque jour avec mon téléphone, grâce au panneau solaire pour le recharger. J’ai une barre mais je ne barre jamais. La girouette fait ça pour moi.
– Vous entretenez donc un refus vis à vis de la technologie ?
– A la base je suis un vrai manuel. Un manuel imagine un truc en vue de le construire lui-même. Et ça implique une chose plus complexe qu’un ingénieur qui imagine et fait fabriquer par un autre. Quand c’est trop technique, trop complexe, je modifie le plan pour pouvoir construire moi-même.
– Vous fabriquez où ?
– A Saint-Brieuc, dans mon bel atelier, avec de vieilles machines à bois d’avant la guerre.
Cette remarque résume Yann Quénet : la beauté de la fabrication à main d’homme d’un voilier qui reste à taille humaine, par océans, caps et tempêtes, et pétole. Un « compagnon du devoir » de la mer. Le soir tombe. Les drisses chantent sous la brise et la Montagne de la Table bleuit contre le couchant ambré. Un silence.
Nous nous serrons la main, foin du protocole sanitaire. Trois jours après, vers dix heures du matin, tranquille, tranquille, comme il dirait, il a pris le large, sortant de la marina à la godille bretonne, avant de croiser, lilliputien, le long des darses aux monstrueux containers, et de mettre le cap, si Dieu le veut et si le vent l’approuve, sur le Brésil, les Açores et Saint-Brieuc.
Entretien réalisé par Philippe-Joseph Salazar, auteur notamment du livre « Suprémacistes », évoqué ci-dessous.
Philippe-Joseph Salazar, rhétoricien et philosophe français, occupe la chaire de rhétorique à la Faculté de Droit de l’université du Cap. Il est lauréat en 2008 du prix annuel de la fondation Harry Oppenheimer Memorial Trust4 et couronné par le Prix Bristol des Lumières 2015 pour son essai sur le terrorisme djihadiste Paroles armées.