L’Afrique, 2,5 milliards de voisins en 2050. Tel est le titre d’un ouvrage paru aux éditions Tallandier et signé Stephen Smith et Jean de la Guerivière. Un ouvrage majeur – car particulièrement pédagogique et qui répond à cent questions fondamentales pour mieux comprendre ce continent qui nous regarde.
Un ouvrage qui fait suite, même si il n’est pas dans le même registre, pour Stephen Smith, à La Ruée vers l’Europe, qui avait fait couler beaucoup d’encre lors de sa sortie.
L’ouvrage tente, pédagogiquement, de répondre à des questions telles que : Sommes-nous tous Africains, émigrés du « berceau de l’humanité » ? Qu’a été, ou qu’est toujours, la Françafrique ? Comment « l’Islam noir tolérant » a-t-il donné naissance au djihadisme au Sahel ? L’Internet et la téléphonie mobile révolutionnent-ils le quotidien africain ? Comment expliquer la percée de la Chine en Afrique ? Quel est le rôle des ONG et des grandes fondations en Afrique ? La guerre froide-a-t-elle nui ou bénéficié à l’Afrique ? L’Afrique est-elle acquise à la démocratie ?
Faire le tour d’un continent sept fois plus vaste que l’Union européenne en explorant son histoire, sa culture, ses évolutions sociales, économiques, politiques et géopolitiques, ses épreuves du passé — esclavage, colonisation, guerres — et ses promesses d’avenir, tel est le pari ambitieux de ce livre. L’exceptionnelle jeunesse de l’Afrique marque ses réalités contemporaines : 40 % de ses habitants ont moins de 15 ans. Le quasi-doublement de sa population d’ici à 2050 va décupler les défis comme les opportunités. L’Afrique trouvera-t-elle les moyens pour nourrir, loger, former et employer tous ses jeunes ?
Le livre se donne l’ambition d’apporter une série de réponses à des questions majeures sur ce sujet précis. Pour en discuter, nous avons interrogé Jean de la Guerivière et Stephen Smith qui nous ont accordé une interview.
Breizh-info.com : Pouvez-vous vous présenter respectivement à nos lecteurs ?
Jean de la Guerivière : Journaliste au service Étranger du Monde pendant vingt-sept ans, de 1970 à 1997, j’ai tenu la rubrique Afrique à plusieurs reprises, mais je me suis aussi occupé du Maghreb et de l’Asie, comme correspondant à Alger et à New-Delhi. En poste à Bruxelles à la fin de ma carrière dans ce journal, j’ai été accrédité à la Commission européenne et à l’OTAN. Cela m’a conduit, je le pense, à porter sur l’Afrique un regard comparatif. Plus tard, de 2001 à 2006 j’ai publié aux éditions du Seuil, une trilogie consacrée aux relations présentes et passées des Français avec leurs anciens colonisés. (Le Fous d’Afrique, histoire d’une passion française ; Amère Méditerranée, le Maghreb et nous ; Indochine, l’envoûtement.)
Stephen Smith : J’ai croisé Jean quand je suis arrivé au Monde, en 2000, pour m’occuper de la rubrique Afrique du journal, après l’avoir fait pendant douze ans à Libération. Avant de revenir à Paris où j’ai fait une partie de mes études, j’avais travaillé pendant plusieurs années en Afrique pour l’agence de presse Reuters et Radio France internationale (RFI). Après mon départ du Monde, en 2006, je suis retourné aux États-Unis, mon pays d’origine, pour enseigner les études africaines à l’université de Duke. C’était une opportunité professionnelle — Duke fait partie des dix meilleures universités américaines — mais aussi un choix familial, pour la double culture de nos enfants. J’ai écrit ou co-écrit, souvent avec Antoine Glaser, une quinzaine de livres sur l’Afrique.
Breizh-info.com : Qu’est-ce qui vous a incité à écrire cet ouvrage pédagogique sur l’Afrique trois ans après La ruée vers l’Europe, livre qui avait fait grand bruit ?
Stephen Smith : Il n’y a pas de lien entre les deux parutions. La ruée vers l’Europe respecte autant la vérité des faits que les Cent Questions sur l’Afrique, qui n’est pas le quartier d’hiver du polémiste. Quand les éditions Tallandier m’ont proposé de contribuer à leur collection 100 questions sur… avec un livre sur l’Afrique, j’ai trouvé l’idée doublement intéressante : pour le lecteur, du moins je l’espère, puisqu’un tour d’horizon en cent étapes qu’on peut franchir à sa guise n’existait pas sur l’Afrique ; et pour moi, pour faire le point sur bien des aspects d’un continent sur lequel je travaille depuis quarante ans, sans être toujours sûr d’avoir de la terre ferme sous ses pieds. J’étais d’autant plus content de faire équipe avec Jean, qui a une mémoire du continent plus longue que la mienne et qui a beaucoup travaillé sur la culture franco-africaine.
Breizh-info.com : Les fantasmes — positifs ou négatifs — des Européens vis à vis de l’Afrique et des Africains sont-ils liés à de profondes méconnaissances de ce continent et de son histoire ?
Jean de la Guerivière : Il y a eu plusieurs regards successifs des Européens sur les Africains. D’abord, le regard des explorateurs qui, par nature, était un regard de supériorité, puisque celui d’hommes capables de se transporter sur un autre continent, continent dont les habitants n’imaginaient pas de pouvoir sortir. Ensuite, le regard des colonisateurs qui a été le plus souvent un regard ethnocentrique, même avec les meilleures intentions du monde, à commencer par celui des missionnaires qui étaient pendant des décennies de grands « informateurs » de l’Europe sur les populations noires. Il y a eu plus tard le regard des militants anticolonialistes qui n’ont pas toujours rendu un bon service aux Africains en les idéalisant, ou, à tout le moins, en ne leur tenant pas un langage de vérité sur ce qui devait être changé dans leurs sociétés. Au regard partial ou partiel des Européens sur l’Afrique, il a beaucoup manqué le correctif que pouvaient apporter les Africains eux-mêmes. La vision africaine de l’histoire sub-saharienne relaie maintenant la vision européenne. Malheureusement, dans le cadre des études dites « décoloniales », l’apport africain est en partie dévalorisé par une rancœur sans nuance à l’égard de « l’homme blanc ». Il est vrai que, par une ultime prétention à dire le vrai, cet homme blanc est souvent le premier à se mettre en accusation au sujet de la période coloniale.
Stephen Smith : Voltaire ironisait sur les fantasmes — aujourd’hui on dirait les fake news — en constatant que « le raisonner tristement s’accrédite » et que « l’erreur a ses mérites » puisqu’elle est souvent bien plus agréable ou plus utile, que ce soit pour se rehausser soi-même ou pour mieux accabler l’autre. L’Afrique ne fait pas exception. La question qui m’intrigue est de savoir si une plus grande familiarité avec l’Afrique augmente les chances que le continent n’existe pas seulement dans l’œil de l’observateur mais comme une réalité un tant soit peu objective. Je le crois dans la mesure où tous ceux qui ont appris deux, trois choses sur l’Afrique, ou qui ont eu l’occasion d’y séjourner, servent de correctif aux affirmations les plus fantaisistes. Mais je ne suis pas sûr que le niveau de connaissance soit ipso facto un remède contre des fantasmes. Car on peut reprocher beaucoup aux adeptes du « décolonial », sauf qu’ils ne connaîtraient pas l’Afrique. Du reste, n’était-ce pas souvent les explorateurs — les premiers à mettre les pieds en Afrique — qui alimentaient davantage des fantasmes sur le continent que ceux qui n’y étaient jamais allés ?
Breizh-info.com : Selon les projections des Nations unies, l’Afrique pèsera 2,5 milliards d’habitants en 2050, face à environ 500 millions d’Européens. Cela pourrait-il bouleverser le cours de l’histoire de nos civilisations ? Car une telle croissance exponentielle démographiquement, c’est du jamais vu…
Jean de la Guerivière : C’est sans précédent, effectivement. Mais, ce qui a déjà été vu, c’est une vertigineuse croissance démographique dans une partie de l’Asie, en Chine notamment, sans que la civilisation européenne en soit fondamentalement bouleversée, sauf la douloureuse remise en cause d’une ancienne suprématie économique. À échéance du milieu de ce siècle, il est évidemment exclu que l’hypothétique croissance économique de l’Afrique puisse créer un déséquilibre commercial et financier avec l’Europe. Le danger encouru serait —disons-le cyniquement — la pénibilité d’un voisinage avec un continent de plus en plus pauvre et malheureux.
Stephen Smith : La ruée vers l’Europe est consacré aux enjeux migratoires de ce voisinage. Dans trente ans, cinq fois plus d’Africains que d’Européens — l’âge médian des Africains tournera alors autour de 20 ans, celui des Européens autour de la cinquantaine — ne resteront pas sur leur continent à contempler, sur leurs écrans de télévision ou via l’internet, l’opulence d’en face. Si l’on ne veut pas ouvrir les yeux sur l’avenir — bien qu’il ne relève pas de la spéculation puisque les parents de ceux qui vont naître au cours des trente années à venir sont déjà parmi nous — qu’on regarde au moins le passé : en 1960, l’année des indépendances africaines, il y avait quelque 23.000 Sub-Sahariens en France ; aujourd’hui, les immigrés subsahariens et leurs descendants directs sont environ deux millions. Beaucoup d’entre eux sont Français, et je n’y vois aucun problème « civilisationnel », sauf dans deux hypothèses dont l’une est aussi funeste que l’autre : au cas où une masse critique des « Français au carré » — de parents et de grands-parents eux-mêmes français — tournerait raciste ou au cas où une quantité critique des Français noirs s’enfermerait dans le ressentiment, dans l’idée d’être une « diaspora » en souffrance en Europe. Dans le premier cas, la nationalité française deviendrait une question de couleur de peau. Dans le second, il y aurait deux citoyennetés : l’une pour les descendants des colonisés et l’autre pour les descendants des colonisateurs.
Breizh-info.com : N’est-il pas à ce sujet totalement irresponsable — criminel en termes empiriques — que des associations, financées par des collectivités donc par l’argent public en Europe, contribuent à La ruée vers l’Europe et entretiennent ainsi le mythe de l’Eldorado européen ?
Jean de la Guerivière : Personnellement, je me garderai de porter un jugement moral sur ces associations. Quelles que soient les motivations de leurs membres – et elles sont certainement de nature très diverse – elles ne trouvent une justification qu’en l’absence de politique claire quant au droit d’asile et à l’accueil de l’immigration économique de la part des gouvernements européens. Un des échecs de l’Union européenne est l’absence de réponse opérationnelle à l’afflux massif des migrants.
Stephen Smith : J’ajouterais qu’à argumenter ainsi, on devrait aussi incriminer l’aide au développement versée par l’État lui-même et directement à l’Afrique. Car, quand elle est efficace, cette aide relève le niveau de vie en Afrique et, dans un premier temps, donne ainsi à plus de monde les moyens de se mettre en route pour l’Europe dans la mesure où, pour cela, il faut disposer d’un pécule de départ qui représente souvent deux ou trois fois le revenu annuel par tête d’habitant dans le pays subsaharien d’origine. Or, il faut bien que l’Afrique se développe pour que, le plus tôt possible, ses habitants puissent gagner une vie décente chez eux. Par ailleurs, même s’il nous paraît avoir bien des défauts, l’Eldorado européen n’est pas une illusion optique. Alors que l’Europe ne représente que 7 pour cent de la population mondiale, elle dépense à elle toute seule la moitié des sommes qui sont consacrées à la sécurité sociale dans le monde. Vu d’Afrique, où aller pour trouver la meilleure éducation — abordable — pour ses enfants ou les meilleurs soins de santé ? Pour ne citer qu’un exemple : au sud du Sahara, sur 100.000 femmes qui accouchent, en moyenne 550 meurent ; en Europe, heureusement, elles ne sont que huit.
Breizh-info.com : Pourquoi, malgré sa vigueur démographique, l’Afrique reste-t-elle le continent le plus pauvre et semble peiner à suivre les trajectoires économiques, par exemple, des pays d’Asie ? Qu’est-ce qui explique cela ?
Jean de la Guerivière : Par comparaison avec l’Asie, il manque à l’Afrique des gouvernements forts et stables pour orchestrer le développement économique — un tel gouvernement peut être trop fort et directif dans le cas, par exemple, de la Chine ! Si l’on est optimiste, on peut se dire que, dans un siècle, l’Afrique aura sauté une étape douloureuse en ce qui concerne l’organisation du travail, l’étape du labeur en de gigantesques ateliers ou dans la soumission aux impératifs de l’agriculture intensive. Toujours dans une vision volontairement optimiste, le retard de l’Afrique pourrait paradoxalement lui permettre de s’adapter plus vite que d’autres au « développement durable ».
Stephen Smith : La pauvreté persistante de l’Afrique — nous abordons cette question dans notre livre — partage avec Le crime de l’Orient Express, le polard d’Agatha Christie, le fait qu’il n’y pas qu’un seul coupable. Il y a une confluence de multiples raisons dont la plus inattendue et paradoxale est peut-être que, sur un continent historiquement sous-peuplé, l’abondance de la nature — à commencer par la terre — était telle que la vie y était longtemps davantage à l’abri de la pression économique qu’ailleurs. Bien sûr, maintenant que l’Afrique est milliardaire en habitants, et sera bientôt multimilliardaire, elle ne bénéficiera d’un dividende démographique qu’à condition de créer des emplois rémunérés en nombre suffisant. C’est loin d’être le cas. Actuellement, plus de 20 millions de jeunes Africains par an sont des « primo-arrivants » sur le marché du travail alors que seulement 9 millions trouvent un emploi, dont seulement 2,6 millions dans le secteur formel de l’économie africaine.
Breizh-info.com : Vous balayez dans votre livre l’idée d’une Afrique qui serait unie et unique. Est-ce que finalement cela ne balaie pas aussi l’idée d’une « communauté noire mondiale » comme certains tenants de l’idéologie Black Lives Matter et « décolonial » le promeuvent ?
Stephen Smith : Nous insistons beaucoup sur la diversité de l’Afrique à tous points de vue : géographique, climatique, historique, social, politique… Ce continent de 54 États n’est pas « un grand pays ». En partant de l’état actuel du continent, nous nous prononçons aussi sur la plus ou moins grande vraisemblance de voir advenir tel ou tel scénario dans un futur proche. Mais nous ne pouvons évidemment pas écarter un projet d’avenir que les Africains eux-mêmes voudront se donner, qu’il s’agisse de que l’on appelle aux États-Unis la Global Blackness ou un autre, par exemple un projet politique panafricain.
Breizh-info.com : Y’a-t-il des scénarios à prévoir pour 2050, concernant l’Afrique, l’Europe, le reste du monde ?
Jean de la Guerivière : Je n’ai pas de scénario mais j’ai un souhait en ce qui concerne l’Afrique et la France, et il a trait à l’immigration. La France doit gérer humainement l’immigration africaine malgré les problèmes incontestables que lui crée celle-ci. Elle le doit parce que cette immigration est en quelque sorte une rançon de son aventure coloniale, les Africains candidats à une vie moins mauvaise se tournant tout naturellement vers les pays dont ils parlent la langue. Du strict point de vue du maintien de la francophonie mondiale, ce pont entre l’Afrique et l’Hexagone est d’ailleurs une bonne chose. En soi, je ne vois pas au nom de quel principe nous pourrions refuser une immigration raisonnable puisque, d’une certaine façon, l’arrivée de colons en Afrique était aussi une forme d’immigration économique. Oui, mais pas dans les proportions actuelles, qui sont un terrible désaveu à l’égard des gouvernements africains en place.
En posant certaines de ces 100 questions, j’ai cherché – et, assez souvent, trouvé – les raisons pour lesquelles il est permis d’espérer que cesse une certaine schizophrénie africaine : celle, par exemple, qui poussait récemment de jeunes Sénégalais à conspuer la France « complice » d’un pouvoir qu’ils récusent et à se la fixer comme objectif d’une dangereuse traversée clandestine.
Stephen Smith : Dans notre préface, nous disons que la véritable ambition — immodeste — de notre livre, au-delà du défi de répondre à cent questions dont chacune mériterait un livre, est de vouloir promouvoir le bon voisinage entre l’Afrique et l’Europe. Cela peut paraître convenu. Mais le bon voisinage, qui n’est ni identification béate à l’Autre ni indifférence cruelle à son égard, est en fait une notion exigeante dans le monde tel qu’il est, en-deçà du Bien et du Mal. Car des voisins ne peuvent vivre en paix s’ils ne sont pas maîtres chez eux, pas plus que l’un d’entre eux ne peut vivre le bonheur quand l’autre souffre.
Propos recueillis par YV
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Une réponse à “Stephen Smith et Jean de la Guerivière évoquent l’Afrique…et nos 2,5 milliards de voisins en 2050 [Interview]”
c’est bien beau ce que racontent ces messieurs
plus simplement , l’Afrique est à l’humanité ce que le cancer est à un individu…
il progresse et on ne peut l’arrêter
les métastases sont déjà chez nous…..