Les Editions Dupuis publient en octobre le quatrième tome de l’Intégrale Jojo, le héros d’André Geerts, disparu prématurément en 2010. Alors qu’Hergé envoyait Tintin au Tibet ou sur la Lune et attribuait à Haddock des ancêtres gentilhommes français, Jojo resta obstinément casanier et plébéien, à l’image de son créateur, peintre drôle et délicat de l’âme populaire belge.
Un enfant d’Uccle dans les années 60
Haut comme trois pommes et affublé d’une casquette aussi large que lui, Jojo nous emmène dans 18 aventures, celles d’un monde enfantin peuplé de personnages issus des classes moyennes et populaires : Léontine Semaine, la grand-mère, une retraitée de grand cœur-fort caractère qui a pris la place de la mère disparue ; Gros-Louis Millefeuille, le copain gourmand et fils de pâtissier ; René, le père, un plombier veuf qui n’a pas encore refait sa vie ; Tonton Odilon, un agriculteur tout en muscle ; le directeur d’école maniaque…
Ces personnages se promènent dans les cases bien dessinées de la Belgique des années 60. C’est plus ou moins de ce monde-là que provient Geerts.
Il est en effet né en 1955 à Uccle, qui est aussi la ville natale de la chanteuse Angèle, une banlieue francophone résidentielle et verdoyante de Bruxelles, à l’orée de la forêt de Soignes.
C’est un peu l’univers de Jojo, avec ses routes pavées encadrées d’herbes folles et ses petites bicoques en fibrociment qui répandent une odeur de crêpes dans les champs alentour. C’est aussi l’exact opposé de Bruxelles-Centre, le monstre urbain invivable qu’est devenue la capitale de l’Union européenne.
En 1955, la « bruxellisation » n’en est encore qu’à ses débuts et c’est dans l’optimisme que Baudoin, le jeune roi, déploie des autoroutes urbaines jusqu’aux pieds de l’Atomium. Le petit royaume connaît l’apogée de sa civilisation. Il se paie même le luxe d’avoir deux écoles rivales de BD d’envergure internationale : à Bruxelles, autour du « Journal de Tintin », l’école de la Ligne Claire, classique, édifiante et même aristocratique (Tintin, Alix ou encore Michel Vaillant avec sa coupe à la brosse parfaitement symétrique) ; près de Charleroi, à Marcinelle, autour du « Journal de Spirou » et des Editions Dupuis, l’école émergente des « personnages à gros nez rond », plus fantaisiste et plus joviale. Parmi les auteurs de cette mouvance, rebaptisée assez vite « école de Marcinelle », Franquin (Spirou, Gaston Lagaffe) ou Peyo (Johan et Pirlouit, Benoît Brisefer, les Schtroumpfs).
La mère d’André Geerts est secrétaire, puis femme au foyer. Alors qu’il a 3 ans, elle est victime d’une mystérieuse maladie qui lui impose un repos total. Lui et sa sœur aînée sont confiés durant 6 mois à une famille d’accueil chaleureuse dont la figure dominante est la grand-mère – elle sera le modèle de Mamy Léontine.
Le père est policier, et aussi un peu poète, un peu musicien et un peu dessinateur. Il meurt d’une leucémie à 45 ans, alors que le futur auteur a 15 ans.
André est dès 4 ans un lecteur et un dessinateur acharné. Il réquisitionne une pièce du pavillon familial pour y dessiner tranquille et à 11 ans il crée sa première BD. Son atelier est aussi un refuge : atteint de la polio, il en a gardé un œil qui louche et qui l’expose aux moqueries de ses camarades d’école.
A contre-courant : la culture populaire belge contre l’avant-garde parisienne
Dès 14 ans, il quitte l’austère collège Saint-Pierre d’Uccle pour l’école Saint-Luc de dessin et d’architecture, dans la commune limitrophe d’Ixelles. Dès 1974, alors qu’il a 19 ans, ses premiers dessins sont publiés dans le supplément du Soir, le plus grand quotidien francophone du royaume. A 21 ans, il commence comme pigiste au Journal de Spirou, son activité étant interrompue par le service militaire dans l’Allemagne de la Guerre Froide – il sympathise alors avec son officier, fana comme lui de BD : il s’agit de Philippe Tome, futur scénariste de Spirou ! A son retour de l’armée, André se marie avec Evelyne, belle-sœur de Dédé, un autre dessinateur de l’hebdomadaire Spirou. Le monde d’Uccle est tout petit.
En réalité, loin de cette impression de voie toute tracée vers la BD, Geerts vit cette période de façon difficile sur le plan professionnel – il galère quasiment jusqu’à la trentaine. Dès son arrivée à Saint-Luc, il tombe de haut. Il s’aperçoit qu’il n’est pas si doué que cela pour le dessin, que sa création est plus laborieuse que celle des autres élèves. Enfant de la petite classe moyenne, il ne possède pas les codes culturels de la grande bourgeoisie. A vrai dire, son attachement à la BD provoque la moquerie de certains camarades et inspire la pitié à ses professeurs – qui tirent la sonnette d’alarme et parlent de « situation désespérée » dans un bulletin de notes !
Au Journal de Spirou, mêmes déconvenues. La mode est alors au travail en équipe, une atmosphère kolkhozienne qui est un véritable supplice pour cet artisan timide et maniaque aimant fignoler dans son coin. Surtout, la BD de tradition belge est secouée par l’influence des revues parisiennes, plus politiques, plus agressives (en gros le style Charlie Hebdo). Là encore, fidèle à la tradition de Marcinelle et à la bonhomie wallonne et flamande, Geerts rame à contre-courant. Sa carrière stagne, sa mère, qui l’héberge jusqu’à ses 24 ans, s’angoisse et le supplie de devenir banquier. Le directeur du Journal de Spirou, Philippe Van Dooren, l’achève en lui demandant de faire du Sempé, c’est-à-dire des grands-formats d’une seule case : « tu n’es pas fait pour la bédé », lui assène-t-il !
Pendant une séance de dédicace. Photo d’Esby, Wikicommons.
1983 : naissance un peu par hasard de Jojo, l’ultime rejeton de l’école de Marcinelle
Mais Geerts s’accroche et la chance finit par tourner.
En 1983, Van Dooren le convoque dans son bureau. Un annonceur vient de lui faire faux bond à la veille du bouclage de la revue. Il faut boucher le trou, l’équivalent de quatre cases. Dans l’urgence, Geerts va chercher l’inspiration du côté de Sempé, celui du moins qui est le plus proche de l’esprit BD, quand il s’associe avec Goscinny : l’idée émerge de donner au Petit Nicolas un cousin belge. Pour ce qui est du physique, Geerts s’inspire nettement du Kid, l’orphelin de Charlie Chaplin.
Jojo devait seulement assurer un remplacement : il va revenir de semaine en semaine pendant 27 ans. Satisfait du premier gag, Van Dooren l’avait prévenu : « Il se peut que je t’en demande d’autres, mais ne te fais pas d’illusion. Je ne te commande pas de série ! Il n’y aura pas d’album … » Le premier album sort pourtant en 1987. Ce n’est pas un succès foudroyant, mais les Editions Dupuis y croient et laissent du temps à Jojo pour se trouver un public.
Geerts a en effet trouvé comment faire fondre les cœurs belges de ses éditeurs. Assumant son tempérament nostalgique, il reprend tous les codes de l’école de Marcinelle. Il fait aussi retentir des « Vingt-Dju » et autres tournures du parler wallon : or ces clins d’œil à la belgitude sont habituellement rarissimes, les productions du Plat Pays étant normalisées pour l’exportation vers la France, le principal marché. Pour construire ses gags, Geerts puise dans les anecdotes de son enfance, puis dans l’observation très fine de son entourage – ce qui permet à Jojo d’évoluer dans le décor de la Belgique éternelle, tout en restant un gamin moderne.
Car Geerts est un homme de son temps. Sans avoir d’enfants bien à lui, il est le beau-père d’une famille recomposée et a élevé comme son fils l’enfant de sa conjointe. Rejoint par son scénariste Sergio Salma, il livre presque annuellement un album de Jojo, plein de fantaisie et de joie de vivre. Mais, question d’époque peut-être, lui-même s’enfonce cycliquement dans la tristesse. « J’ai enfilé les dépressions comme des perles, résume-t-il. Et à chaque fois j’en ressors avec plus de liberté dans le travail. » En 2005, il divorce avec Evelyne.
En 2009, il entame son 18ème Album, Mamy Blues. Le thème en est le vieillissement de Léontine, confrontée à une maladie qui doit l’emporter. C’est alors que Geerts apprend son cancer. Comme Mozart sur son lit de mort composant son Requiem, le maître d’Uccle s’accroche une fois de plus pour sortir les ultimes aventures de Jojo, qui en perd sa casquette fétiche. Il meurt en 2010 à 54 ans, laissant seulement deux pages à terminer.
Quelques albums marquants
- Le Temps des copains et la Fugue de Jojo, les deux premiers albums, les moins pasteurisés, avec quelques grands-formats dans le style de Sempé
- On opère Gros-Louis : Philippe Van Dooren y est martyrisé par une infirmière
- Le Mystère Violaine : rejetée par les autres écoliers à cause de son physique, Violaine retourne la situation par des moyens non conventionnels (écho de sa propre expérience enfantine)
- Un été du tonnerre : Jojo, en vacances à la ferme de Tonton Odilon, fait des travaux d’homme et mérite une double ration de saucisses !
- Le serment d’amitié : Jojo découvre que l’amitié c’est défendre son copain, y compris avec ses poings…
- Mamy se défend : confrontés à l’insécurité, Léontine et ses amis du troisième âge suivent des cours d’autodéfense auprès de La Voie de la Sagesse, le prof de Judo.
- Une Pagaille de Dieu le Père : obligé de ranger sa chambre, Jojo rêvasse et réfléchit à l’inexistence de Dieu et à la condition d’orphelin en temps de fête des mères
- Une fiancée pour papa : par divers stratagèmes, Jojo cherche à rapprocher son institutrice et son père (la BD date de 2005, année du divorce de Geerts)
« Jojo peut être lu dès que l’on est capable de déchiffrer les lettres, jusqu’au moment où l’on ne sait plus lire », indique Geerts dans une interview de 2008 à ActuaBD. C’est un dessinateur « familial », dont l’éthique refuse les « bandes dessinées que les enfants sollicitent spontanément, et dont les parents se méfient. Soit ces derniers les trouvent impertinentes, soit trop vulgaires ou agressives. Jojo est lu par l’ensemble de la famille. »
Les albums de Jojo sont en effet à mettre entre toutes les mains, y compris des petits, et peuvent même servir de livres à raconter le soir, en adaptant un peu. Il ne faut pas tarder à communiquer de bons livres tant qu’on est encore prescripteur !
Enora Pesquet
Sources : Le journaliste et essayiste belge Morgan Di Salvia est le spécialiste de Geerts. En introduction de l’Intégrale Jojo, il livre les clés biographiques et artistiques du dessinateur d’Uccle. Morgan Di Salvia vient d’être nommé directeur du Journal de Spirou. L’interview-testament de 2008 dans ActuaBD par Nicolas Anspach est également très intéressante. https://www.actuabd.com/Andre-Geerts-Jojo-est-une-BD-qui-parle-doucement