Le 19 septembre dernier, à Paris, s’est tenu le colloque annuel de l’Institut Iliade sur le thème « La nature comme socle ». De nombreuses interventions se sont succédé, en alternance avec des vidéos de qualité ou des interludes artistiques apportant un souffle inspiré – l’idée n’étant pas de rester dans l’intellect pur. Nous vous proposons ci-dessous une synthèse des différentes façons d’approcher l’écologie et de la porter au cœur, en fonction de ce que chaque intervenant a pu en dire.
« La nature comme socle ». Tel était le fondement selon Dominique Venner d’une relation juste entre l’homme et le cosmos. Une question que l’on peut aussi juger éminemment actuelle, à l’heure où l’écologie s’invite dans toute la sphère publique, du moindre discours politique à une omniprésence médiatique, mais aussi dans les foyers des Européens, où les préoccupations environnementales modifient de plus en plus les comportements individuels. Une question visiblement essentielle donc, et qui mérite d’être considérée en profondeur pour bien savoir de quoi l’on parle. D’autant plus qu’elle pourrait être le point de départ d’un réajustement civilisationnel. Objectif : répondre à la crise anthropologique et culturelle qui vide peu à peu de sens notre Europe, et pourrait bien aller jusqu’à la vider de son sang.
La nature comme socle – Philippe Conrad
En guise d’introduction à ce colloque, Philippe Conrad est revenu sur l’évolution de notre rapport à la nature. Si les préoccupations écologiques n’étaient au départ qu’une aspiration au « retour à la terre », un brin nostalgique, elles se sont muées en prophéties alarmantes, fruit d’une vision apocalyptique du monde en devenir. Bon nombre de ces préoccupations peuvent tout à fait s’entendre – peu se réjouissent d’habiter des mégapoles bétonnées, polluées et surpeuplées… Elles ont notamment le mérite de remettre en cause la vision moderne d’un monde dominé par la technique et la toute-puissance du progrès qui en découle. Il faut néanmoins être conscient qu’elles véhiculent également dans leurs bagages un assemblage hétéroclite, mais très idéologique, de grandes causes à défendre. Féminisme, homophobie, tyrannie du « mâle blanc hétérosexuel », repentance pour un passé colonialiste… Les bucoliques soixante-huitardes se sont transformées avec le temps en feuilles de route vindicatives pour tous les tenants d’un anarchisme libertaire. Pourtant, Philippe Conrad rappelle que le souci de la nature et de sa préservation s’est d’abord inscrit dans une lecture conservatrice de la société. Ce n’est que l’avènement de la modernité européenne, accouchant de l’homme rationnel cher à Descartes, qui a autorisé ce dernier à soumettre le monde à sa volonté. Encensement de la raison, euphorie des Lumières, accélération des progrès techniques, vénération de la science, tel est l’enchaînement historique et philosophique ayant conduit au progressisme duquel il est aujourd’hui si difficile de s’abstraire. Certains s’y étaient essayé. Dès le départ d’ailleurs. Rousseau, puis ses successeurs romantiques avaient cherché à redécouvrir les beautés de la nature.
Mais cette revisite artistique n’avait pas suffi à enrayer la machine du Progrès. Ainsi les populations, coupées de leurs racines rurales, se sont-elles laissées fondre dans le marasme des grandes villes cosmopolites, puis forger sous le marteau de la consommation prétendument libératrice, avant de se transformer en troupeaux d’« hommes nouveaux », précurseurs des « citoyens du monde » que nous sommes censés être. Le grand retournement survenu en 1968, avec sa critique radicale de l’ère industrielle, ne s’est pas opéré seulement à gauche, mais aussi dans les franges de la droite sensibles à ces questions. L’attachement aux racines et à la préservation des identités ne peut en effet que s’inscrire dans une relation avec le cosmos, comme l’ont illustré en particulier Dominique Venner et Ernst Jünger. Il nous revient aujourd’hui de suivre leurs traces et d’oser poser les questions qui ébranlent la pseudo-cohérence du modèle de croissance qui régit les économies d’aujourd’hui. Il en va de la survie de l’Europe. À nous de savoir renouveler le lien au monde qui nous entoure, car, comme le disait sainte Hildegarde de Bingen au XIIe siècle : « Pour l’homme qui partage la vie cosmique, le monde cesse d’être un objet de convoitise et devient un héritage… »
L’homme, les titans et les dieux : le regard des Grecs sur la nature – Rémi Soulié
Dans un souci de chronologie dans l’histoire des idées, une synthèse sur la relation de l’homme antique à la nature s’avérait essentielle. Le philosophe et écrivain Rémi Soulié s’est donc attelé à nous retransmettre le regard que posaient les Grecs sur la Nature, à travers leur vision du cosmos et du chaos, c’est-à-dire de la puissance ordonnatrice des dieux et de la force élémentaire des titans. Ce regard ayant déjà évolué au cours de l’Antiquité, quatre grands moments se dessinent. Dans un premier temps, que l’intervenant nomme « la voie orphique », la Nature « qui aime à se cacher » – selon le mot d’Héraclite – s’identifiait à la grande déesse Artémis. Une Nature mystérieuse, « animée » au sens latin du terme, dotée d’une âme donc. En somme, un véritable organisme, en mouvement, où macrocosme et microcosme se répondent en permanence, dans un jeu de vie et d’harmonie. Orphée, en poète et musicien, ouvre un chemin pour aller à la rencontre de cette déesse cachée de mille voiles, un chemin de dévoilement : la contemplation.
Par la suite, la Nature-Artémis perd peu à peu son caractère organique et se trouve davantage perçue comme un « tout ». Les philosophes présocratiques s’attèlent alors à déceler l’élément originel, le principe moteur du monde. Thalès le verra dans l’eau, Héraclite dans le feu, Anaximène dans l’air et Empédocle dans les quatre éléments mus dans leurs relations les uns aux autres par sympathie ou antipathie. D’où l’expression de « voie élémentaire » évoquée par Rémi Soulié.
Cependant, Platon, inquiet de voir la pensée présocratique réduire le monde à sa manifestation sensible, lui opposera une quête d’un principe moteur rationnel : c’est l’idée même d’ordre et de beauté qui sera son fondement. Enfin, dernière voie suivie par les Grecs, celle d’Aristote achève de désacraliser la Nature et de l’objectiver. Il pose le modèle de pensée dans lequel nous évoluons toujours aujourd’hui : d’une quête de principe, il en vient à une quête des causes. La Nature n’est plus un « tout » auquel appartiendrait l’homme, mais un ensemble de parties, d’objets, qui se trouvent séparés du sujet capable de les analyser, à savoir : l’homme. Cette distanciation objet-sujet impose de fait une séparation.
Rémi Soulié remarque encore qu’une autre voie, restée à l’état de possible chez les Grecs, se déploie à notre époque dans toute sa splendeur : le titanisme, fruit du gigantisme et de la démesure. L’action du titan Prométhée illustre parfaitement cette possibilité : celui-ci n’hésite pas à violenter la Nature pour en dérober le feu et s’en rendre maître. Même si l’intention – offrir le feu aux hommes – peut sembler louable, le mythe révèle les prémisses de la révolution galiléo-cartésienne : le cosmos, dépourvu d’âme, n’est plus qu’une mécanique, maîtrisable grâce à la technique. L’homme titanique, à l’image du cosmos, s’en retrouve objet de lui-même, instrumentalisé et mécanisé. On aurait presque envie de dire « transhumain »… Face à cette nouvelle titanomachie, Rémi Soulié propose de recourir à une « forme de pensée poétique », chère à Heidegger, en dehors de tout schéma causal et rationnel. Elle seule peut sans doute nous aider à renouer avec une vision lumineuse, apollinienne, du dévoilement de la Nature.
L’homme sans racines : universalisme, transhumanisme, fantasme de l’illimité – Michel Maffesoli & François Bousquet
L’écosophie
Michel Maffesoli, éminent sociologue, commence par évoquer ce moment que nous sommes en train de vivre, ce basculement dans une nouvelle ère de la pensée, où nous quittons progressivement la modernité pour s’inscrire dans ce qui s’appelle, pour l’heure, la postmodernité. Lors de tels changements, il faut en effet trouver de nouveaux mots, même s’ils ne sont pas appelés à perdurer, pour rendre compte des mouvements en cours de naissance. La plupart du temps, Michel Maffesoli rappelle que ces mots sont à chercher du côté de la « puissance populaire », sans se cantonner au discours convenu de la médiacratie. Selon lui, l’Histoire balance régulièrement entre des moments rationalistes et des moments « sensualistes ». La modernité était un moment rationaliste, ancrée dans une logique de domination, magnifiquement illustrée par la pensée cartésienne : je suis maître de moi et donc de l’univers. L’on voit bien que cette logique de domination a accouché d’un monstre : la dévastation. À l’opposé, ce mouvement de balancement renvoie actuellement vers une sensibilité plus charnelle, quelque chose encore difficile à théoriser, mais qui évoque une idée de « corporéisme », « la chair du monde » comme le disait Merleau-Ponty. C’est ce que Michel Maffesoli appelle la « sensibilité écosophique ». Au-delà de l’économie, qui nomme l’oikos, au-delà de l’écologie, qui est encore un savoir appliqué à l’oikos, l’écosophie est une sagesse de la maison commune. Elle n’est pas de l’ordre de la domination, mais de l’ajustement. Elle est acceptation de la limite. Dans ce paradoxe postmoderne qui mêle synergie de l’archaïque et développement technologique, l’écosophie appelle à l’enracinement dynamique : ce qui va s’écouler à partir d’ici et de maintenant, la puissance mise en mouvement à partir de la racine.
La biopolitique
En parallèle de cette idée d’écosophie, François Bousquet, journaliste, essayiste et directeur de La Nouvelle Librairie, évoque le concept de biopolitique – concept entendu au sens d’hypothèse de travail –, qui recouvre en partie celui d’écosophie. Selon lui, le biopolitique, à l’école du philosophe Michel Foucault, éclaire sur le consentement de la population mondiale au confinement. Il permet également de penser une politique de la vie et d’articuler ensemble les sciences humaines et politiques avec les sciences de la vie telle la biologie. À ses yeux, la crise du Covid-19 a révélé des peurs archaïques qui s’étaient peu fait entendre depuis le XVIIIe siècle. Jusqu’à cette époque en effet, sous l’Ancien Régime, les pouvoirs politiques ne s’occupaient que de la cité céleste, non de la cité terrestre – pour reprendre les appellations de saint Augustin. Il s’agissait davantage de bien mourir que de bien vivre. Un basculement se produit, que Foucault explique par une révolution hygiénique : le recul de la mort. Depuis le XVIIIe siècle, la mortalité infantile a effectivement reculé de 60 %, et la mortalité maternelle, en couches, de 131 % ! Autant dire que l’effet est colossal et ne pouvait que modifier la vision de l’enfant et de l’accouchement, autrement dit changer notre rapport à la mort. En définitive, l’homme moderne a sacralisé la vie. L’individualisme est né de ces conditions biologiques. Jamais aucune société humaine n’avait accordé autant de valeur à la vie individuelle que la nôtre. Le confinement a révélé le grand paradoxe de l’individualisme, qui fonctionne comme celui de l’avare : l’avare n’est riche que parce qu’il vit pauvrement. L’individu moderne ne vit longtemps que parce qu’il réclame de vivre confiné, autrement dit ne pas vivre.
Modernité versus postmodernité
S’ensuit une discussion entre Michel Maffesoli et François Bousquet, ponctuée de questions émanant des organisateurs du colloque. Sur le fait de considérer ou non l’homme moderne comme réellement coupé de ses racines, à l’heure où nombre de citadins semblent rechercher un mode de vie plus sain et plus proche de la nature, Michel Maffesoli commence par distinguer l’homme moderne de l’homme postmoderne. Le premier, incarné par les élites actuelles, est individualiste, rationaliste, progressiste – telles sont ses trois caractéristiques. Même s’il est encore le modèle « officiel », il est devenu en décalage complet avec les jeunes générations, postmodernes quant à elles. Ces dernières initient au contraire une ère de soulèvements, car elles ne se sentent plus représentées par ces fameuses élites. Elles manifestent au contraire un idéal communautaire en gestation, un retour à la terre mère. Rien de conceptuel, mais une tendance qui s’affirme de plus en plus.
François Bousquet partage plus difficilement cet optimisme car la révolte, selon lui, accouche toujours difficilement de réels changements. À une époque où pour la première fois, le monde compte plus de citadins que de ruraux, il semble assez illusoire d’espérer une inversion. La nature reste un refuge, mais la civilisation est née dans les villes et s’y développe depuis l’Antiquité.
Monsieur Maffesoli relève une perception des temporalités différentes selon les époques. La modernité se caractérise par le chronos, le projet, la volonté d’aller de l’avant pour construire des lendemains qui chantent – l’idée de révolution s’inscrit dans cette conception. Au contraire, à l’opposé du chronos se trouve le kairos, cette volonté de saisir le bon moment, l’opportunité, un « présentéisme » qui ne projette pas dans un futur, mais cherche à s’accorder tant bien que mal à ce qui se présente. Le projet est aujourd’hui arrivé à saturation – comme en chimie, lorsque des molécules ne peuvent plus rester ensemble, un processus de décadence débute alors, préalable à une renaissance. Les jeunes générations se concentrent sur ce qui se présente.
Saisissant d’ailleurs la balle au bond, Monsieur Bousquet se désole que depuis 50 ans, les gens de droite aient abandonné l’écologie à la gauche. Résultat, on se retrouve avec une volonté publique de relocaliser l’économie mais pas les hommes, et on prône sans vergogne l’accueil de migrants ; on refuse les aliments génétiquement modifiés dans les assiettes mais on veut bien des trans dans la société, etc. Au contraire, François Bousquet appelle la droite à s’emparer de l’écologie, « c’est une école de pensée faite pour nous ! »
Le transhumanisme n’a finalement pas été abordé, faute de temps. Affaire à suivre ! Seule remarque de François Bousquet : nous n’échapperons pas au transhumanisme, car les lois physiques sont ainsi faites qu’on ne peut lutter contre ce qui est techniquement réalisable. Reste à en cerner les enjeux.
Nature, culture, génétique : une anthropologie réaliste pour une écologie à l’endroit – Henri Levavasseur
Le discours de Henri Levavasseur, linguiste et docteur en histoire, décrypte ensuite le message écologique diffusé par les médias, avant de remettre les points sur les i quant à la place qui devrait être accordée à l’homme au sein d’une écologie réaliste. Ne nous y trompons pas : sous couvert de « sauver la planète », les injonctions écologiques, souvent culpabilisantes, visent surtout en réalité à préserver les conditions d’existence de l’espèce humaine. La Terre ne s’arrêterait pas de tourner si nous, bipèdes, cessions d’y marcher… Cette évidence mise en lumière, l’on comprend qu’une écologie crédible s’articule nécessairement avec une conception anthropologique réaliste. Henri Levavasseur revient donc sur les fondamentaux de l’anthropologie. L’homme naît sans spécialité aucune, sans griffes, ni fourrure, ni écailles, bien incapable de survivre dans un biotope donné s’il ne met pas en action, et ce instantanément, son « aptitude à la juvénilité » comme disait Konrad Lorenz. C’est par l’écoute du monde et sa capacité d’apprentissage que l’homme assure sa survie. Il est un être de culture par nature, un être social. L’état de nature préexistant à la société, promu par la pensée moderne, n’existe tout simplement pas. C’est donc une abstraction de considérer l’homme comme un individu doté de droits universels antérieurs au contrat social. Pas une réalité. La réalité, c’est que l’homme développe son intelligence par l’apprentissage d’une langue, véhicule d’une culture, elle-même inscrite dans un territoire délimité. Et qui dit culture, dit ordre social, dit institutions.
Cette conception réaliste de l’homme vient évidemment à rebours d’une vision très actuelle qui tend à déconstruire l’anthropologie classique pour imposer un modèle d’identité « fluide », censé éradiquer toute forme de discrimination. Chacun peut à l’envi exercer son libre arbitre dans le choix de son genre, et s’abstraire de tout conditionnement sexuel mais aussi ethnique et culturel. Pourtant, la réalité montre que cette prétendue « fluidité » n’est qu’arbitraire. Loin de l’idéologie d’une histoire européenne faite de métissage incessant, les avancées de la paléogénétique révèlent au contraire une permanence dans le patrimoine génétique des Européens et une proximité entre les différents peuples, ce qui rejoint les données linguistiques, archéologiques et historiques connues de plus longue date. Bien loin du fantasme de l’homme disposant d’un droit absolu et premier à s’affranchir d’un cadre biologique, héréditaire et culturel, l’homme est au contraire l’héritier d’une langue et d’une culture, ainsi que d’un patrimoine génétique. À l’échelle collective, cela s’appelle l’identité d’un peuple, ce qui, comme l’écrivait Dominique Venner, « nous vient du plus loin » mais « est toujours [actuel] ». Car l’identité n’est pas figée. Elle est un potentiel qu’il nous revient d’accomplir à chaque génération. Tel est le droit fondamental des peuples. En toute logique, l’écologie, à vouloir préserver la diversité des espèces, se doit donc aussi de préserver celle des peuples. Ainsi comprise, elle deviendrait le ressaut permettant aux Européens de retrouver la claire conscience d’eux-mêmes, de s’affranchir du « toujours plus » moderne pour un « toujours mieux » ancré dans le cosmos, et de renouer avec l’essence européenne dévoilée par le poète Hölderlin : « l’homme habite en poète ».
L’homme européen comme architecte de la nature – Jean-Philippe Antoni
Sagesse antique, philosophie, anthropologie… le monde des idées ne parle que s’il garde les deux pieds sur terre. Retour sur le terrain donc, avec Jean-Philippe Antoni, docteur en géographie, qui développe le lien existant entre un écosystème donné et son territoire nécessairement délimité – et ça, les écologistes ne diront pas le contraire. Les ours polaires ne se promènent pas dans la savane, pas plus que les palmiers ne poussent sur la banquise… D’autant que le territoire permet à toute espèce animale ou végétale de développer un comportement instinctif, en vue de son alimentation, de sa croissance, de sa survie, etc. Au contraire, comme nous l’avons déjà vu, l’homme ne possède pas vraiment de tels comportements innés. La seule aptitude qu’il détient, c’est l’adaptation, qui passe par l’innovation. Pour s’adapter au milieu naturel, l’homme adapte le milieu naturel à lui-même. Il est donc dans la nature de l’homme de créer son territoire, d’aménager son paysage.
Pour ce faire, les hommes sont obligés de s’organiser en société. Le territoire est donc un produit social. Il est le fruit de la société, mais, en retour, il continue d’organiser la vie sociale. Territoire et société sont intimement liés. Cet avènement du territoire est passé par différentes étapes historiques. Les hommes se sont d’abord adaptés à la nature, en consommant passivement ses ressources. De l’époque néolithique jusqu’au XVIIe siècle, ils ont ensuite asservi la nature, en développant l’agriculture et la sédentarisation. Depuis, ils fabriquent de toutes pièces des territoires hors nature, dédiés exclusivement aux comportements humains : l’essor technique, industriel et urbain modifie les équilibres planétaires (on parle désormais en géologie de l’ère de l’anthropocène).
Cette fabrication de territoires implique une maîtrise progressive de la nature, allant jusqu’à l’artificialisation du sauvage dans le but de créer de l’utile. Ainsi en est-il par exemple de la « production » d’une multitude de races de chiens, par croisements successifs, afin d’obtenir des chiens de bergers, de chasse, de garde, de compagnie, etc. On pourrait citer également l’évolution du maïs ou de la vigne, espèces végétales toutes deux fort éloignées de ce qu’elles étaient originellement. Et ne parlons pas des transformations génétiques… Cette transformation de la nature nourrit à son tour une transformation de la culture. Qui pourrait nier l’impact culturel du vin sur les sociétés européennes ?
En résumé, la modification des écosystèmes est nécessaire à la construction d’un territoire viable, elle-même condition de la pérennité de l’existence humaine. Une écologie à l’endroit ne peut s’abstraire de cette réalité. Par ailleurs, cette construction de territoire se fait conjointement à celle d’une société, et donc d’une culture. L’écoumène n’est pas un espace universel et neutre. Les territoires ne sont pas uniformes, mais au contraire très différenciés et spécifiques à chaque société. Cela s’appelle la géographie : la façon concrète dont une société s’inscrit (graphie) sur un espace terrestre (géo). Évidemment, l’urbanisation galopante tend à uniformiser les territoires autant qu’elle déconnecte de plus en plus les hommes de la nature. On regarde la météo au lieu de regarder le temps qu’il fait dehors, on mange du poisson pané fabriqué dans des usines mais on ne sait plus pêcher une truite… Les exemples sont nombreux de cette « médiation technico-scientifique » selon l’expression de l’historien et sociologue Jacques Ellul, qui forme un écran continu entre l’homme et la nature. Pour autant, préserver les diversités sociales et culturelles implique de préserver la diversité des territoires. Car le territoire représente ce que nous sommes et ce que nous avons été. Le territoire, c’est nous.
La suite du colloque dans un prochain article !
Isabelle Lainé
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