A côté de la matrice libérale-libertaire qui a donné son sens historique à Mai 68, à côté du volet ouvrier, et s’il y avait un troisième volet de Mai 68 ? Un volet à redécouvrir. Un esprit libertaire, conjoncturellement étiqueté « gauchiste », mais qui a redécouvert les vertus des racines, qui a opéré une critique de la société industrielle et une critique du machinisme. Qui est du côté de la liberté et de la vie contre la mise au pas productiviste et la dictature sanitaire.
Depuis plus de 20 ans, le procès de Mai 68 a été fait, aussi bien par Jean-Pierre Le Goff que par Eric Zemmour et d’autres. Mai 68 ? Une « désintégration », dit justement Zemmour. Oui, mais par quoi ? Par la négation du collectif, réduit au collectif éphémère, en fusion, sartrien, des groupuscules gauchistes. C’est le groupe en fusion des « salauds » (autre catégorie sartrienne), de ceux qui tondent les femmes à la Libération.
Mai 68, c’est l’individualisme porté à l’extrême. C’est le triomphe de la loi de l’individu sur tout ce qui le dépasse. C’est l’individu seul dans le moment présent. Tout découle de cela. Tout : c’est-à-dire la fin de la transmission, l’école visant non pas l’égalité des chances mais l’égalité des résultats, la fin des verticalités et du respect du père. C’est l’adolescentisme, et c’est le sans-frontiérisme, l’immigrationnisme, la sortie de la modernité et de l’histoire. C’est l’européisme béat, celui d’une Europe réduite à un marché, européisme bureaucratique libéral en économie, autoritaire quant à la « libéralisation » obligatoire des mœurs, c’est-à-dire le dés-agencement de toutes les normes de références. Voilà ce qu’a donné la matrice libérale-libertaire, illustrées par un Daniel Cohn-Bendit jusqu’à la caricature, ou par un Romain Goupil.
Tout a commencé avec Cohn-Bendit voulant aller dans les chambres des filles. Et cela a continué avec la complaisance envers la pédophilie, avec le culte des marginaux, des hors-normes, et, encore et toujours, avec le préjugé favorable à l’immigration partagé aussi bien par la gauche post-soixante-huitarde que par une « droite » (Lionel Stoleru et autres) qu’il est juste de qualifier de néo-soixante-huitarde. C’est cette même droite qui, maintenant, avec Jean Castex, issu de ses rangs, fait de ses priorités le remboursement de la pilule pour les moins de 15 ans, ou qui, avec l’IVG sous forme d’IMG (interruption médicale de grossesse) étend sans limite la possibilité d’avorter sous prétexte de « détresse psychosociale », concept accordéon, qui est tout sauf une raison strictement médicale. Voilà où a mené Mai 68. En attendant mieux, ou pire, selon les goûts de chacun.
On oublie un peu qu’il y a un autre Mai 68 : la plus grande grève des 70 dernières années, 10 millions de grévistes, des hausses de salaires considérables obtenues, et un coup d’arrêt à la tyrannie de certains petits chefs s’étant octroyés, pour certains, un droit de cuissage sur les femmes ouvrières. C’est aussi le développement des institutions représentatives du personnel, qui, quel que soient leurs limites, constituent une protection relative contre de possibles abus. En somme, nous aurions eu deux Mai 68, l’un le Mai 68 des salariés qui, outre des satisfactions matérielles à court terme, a donné plus de possibilité d’intervention dans l’entreprise au monde du travail. Un Mai 68 qui a pu permettre aux salariés de mieux défendre leurs droits et leur dignité. On ne s’en plaindra pas. Et à côté, un autre Mai 68, le plus connu, présent sur tous les plateaux TV, qui faisait alors la quasi-unanimité. Le Mai 68 de toutes les déconstructions, de la suppression de toutes les hiérarchies, mêmes légitimes, comme celles du professeur par rapport à l’élève. Ce Mai 68 qui se voulait « de gauche » l’était peut-être, et l’est certainement resté, mais il a alors montré que la matrice de la gauche, c’est l’individu, et que la gauche, cette gauche-là en tout cas, est fondamentalement le contraire du socialisme. Et c’est pourquoi ces libertaires en papier sont vite devenus libéraux au plan économique, car rien mieux que le libéralisme ne met l’individu, ses désirs et ses caprices au centre de la société – ce qu’a bien vu Jean-Claude Michéa. Le spontanéisme social des gauchistes étaient ainsi l’autre face du libre jeu du marché. Rétrospectivement ému, mais lucide, Finkielkraut notera justement que « la spontanéité n’est pas toujours ’’cool’’ et sympa, elle peut être brutale ». Ce Mai 68 a été une interruption dans la marche d’un progrès qui commençait à lasser ceux qui n’avaient jamais manqué de rien, à savoir les étudiants de l’époque, et a brisé net le rêve gaullien d’une France dominante en Europe.
Dés le milieu des années 1980, ce Mai 68 libertaire est devenu libéral. Rappelons-nous la série télévisée « Vive la crise » avec Yves Montand, ancien stalinien, vantant, début 1984, relayé par le Libération de Serge July, les vertus du libéralisme comme darwinisme social obligeant les gens à « se bouger », à « avancer », à « ne pas rester dans leur cocon », bref à s’adapter à la flexibilité, au zéro stock (y compris de salariés surnuméraires), à ce que Zygmunt Bauman appellera « la vie liquide », soit l’instabilité et la dématérialisation des relations humaines. Rappelons-nous les équipes de jeunes loups autour de ce pauvre Pierre Bérégovoy au ministère de l’économie, toutes issues de « la gauche », dérégulant à tout crin, privatisant, appliquant le principe fondamental du capitalisme : privatisation des profits, socialisation des pertes – comme l’avait bien vu le communiste (il y en avait encore à l’époque) Anicet Le Pors dans Les béquilles du capital (1976). En résumé, les libéraux-libertaires de Mai 68 deviendront de plus en plus libéraux et, en même temps, de plus en plus libertaires. L’idéologie dominante, c’est eux. Et nous payons cher leur domination qui, au nom d’une égalité totémique, décrète l’équivalence de tout avec tout, du Français avec l’étranger, de l’homme avec la femme, etc.
Mais il y a peut-être un troisième volet de Mai 68. C’est celui des libertaires qui ne sont pas devenus libéraux. Si on en cherche une image, en voici une : celle de Michel Fugain et des chants polyphoniques corses. Ce troisième volet de Mai 68 a retenu le goût de la communauté sans le nationalisme, la solidarité sans l’égalitarisme, le sens de la diversité des peuples sans le mélangisme généralisé, l’intérêt pour les cultures d’ailleurs sans la haine de soi, la valorisation de l’échange amoureux comme forme privilégiée de l’échange humain sans la négation des limites à ne pas franchir que sont l’enfance. Un Mai 68 libertaire au sens plein du terme, pour l’émancipation des hommes dans leurs différents milieux, et non pour toutes les licences. Des libertaires qui ne sont pas devenus libéraux. C’est ce courant, bohème mais pas « bobo » (bourgeois-bohème), libertaire mais pas « lili » (libéral-libertaire) qui peut retenir notre sympathie. Plus encore, qui peut être une source de vie. C’est en bonne partie au sein de ce courant que se trouvent ceux qui refusent la mise au pas de tout un peuple sous prétexte sanitaire (y compris si le masquage se faisait au prétexte absurde de « surmoi communautaire »). C’est sans doute de ce Mai 68 là qu’il faut se rappeler. C’est à son esprit auquel il peut être nécessaire de faire recours si nous voulons sauver ce qu’il nous reste de libertés.
Pierre Le Vigan
Une version courte de cet article est parue le 29 aout 2020 sur l’excellent site Boulevard Voltaire.
Les livres de l’auteur sont disponibles sur le site labarquedor.fr, aux éditions Sigest pour Achever le nihilisme, aux éditions Perspectives libres (cercle Aristote) pour Le grand empêchement. Comment le libéralisme entrave les peuples
Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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