Le 6 avril dernier, Jérôme Godefroy, un ancien journaliste de RTL à la production Twitter conséquente, publiait sur ce même réseau à propos de l’application StopCovid :
Tracez-moi, localisez-moi, débusquez-moi partout, si ça permet d’éviter la propagation de la maladie, si ça m’évite d’être malade ou d’infecter les autres. Les pudibonderies sur les «libertés individuelles» sont d’un autre temps. La première liberté, c’est de ne pas mourir.
— Jérôme Godefroy (@jeromegodefroy) April 6, 2020
« Tracez-moi, localisez-moi, débusquez-moi partout, si ça permet d’éviter la propagation de la maladie, si ça m’évite d’être malade ou d’infecter les autres. Les pudibonderies sur les “libertés individuelles” sont d’un autre temps. La première liberté, c’est de ne pas mourir. »
Une saillie qui a fait du bruit… et qui en dit encore plus long par ce qu’elle ne dit pas
« La première liberté, c’est de ne pas mourir. » Voilà un tweet révélateur du chemin parcouru par notre société – voire notre civilisation –, et le tout petit dernier recoin de terrain où elle est venue s’échouer. Au pied d’un mur, voilà où nous sommes arrivés. Ou au bord du gouffre, selon la dose d’optimisme que l’on s’autorise.
Pendant des siècles, la mort a fait partie de la vie. Elle en est même quelque part la condition sine qua non. Comment la vie pourrait-elle se définir si ce n’est par opposition à la mort ? Il est même fort probable que ce soit la possibilité de la mort qui mette en relief la beauté de la vie. L’idée n’a rien de révolutionnaire – les millions de lecteurs dans le monde de Guillaume Musso et de son roman Et après… en savent quelque chose. Parce que le temps qui m’est imparti est limité, ce temps m’est un cadeau qu’il me faut apprécier. Parce que mon temps finira, il m’est nécessaire de devenir vecteur de ce qui ne finira pas avec moi : la générosité, le courage, la bonté, la magnanimité, l’amitié… sont des sursauts d’infini dans une vie finie. Ils nous dépassent et nous hissent bien plus haut et bien plus loin que ce que les simples contingences d’une vie matérielle exigent de nous.
Depuis des siècles, la mort fait partie de la vie. Nous cheminons entre une croissance et une décroissance du corps. De ces forces contraires peut jaillir la substance de la vie. Sans tension, sans opposition de forces, rien ne s’exhale. L’homme est en perpétuelle création, dans un ajustement continuel entre le bon et le mauvais, le beau et le laid, le vrai et le faux, le juste et l’injuste… Refuser cet équilibre qui nous incombe en permanence, cette tension qui nous fait tenir droit tout en marchant sur un fil, c’est basculer dans l’excès, quel qu’il soit. Dans l’Antiquité grecque, à la fin du VIe siècle av. J.-C., Héraclite écrivait : « Ce qui est en nous est toujours un et le même : vie et mort, veille et sommeil, jeunesse et vieillesse ; car le changement de l’un donne l’autre, et réciproquement. » Nous sommes une continuité née de notre discontinuité.
Des siècles de christianisme ont poursuivi cette dialectique entre vie et mort, croix et résurrection, la nécessité de l’une conditionnant l’avènement de l’autre : la mort physique du Christ pour sa résurrection, la mort intérieure – mort à soi-même – pour la liberté de la vie. Une dérive philosophique du message premier, comme il y en eut temps, a peut-être conduit aux prémisses de la modernité. Vue de l’extérieur, la foi put sans doute s’interpréter comme une consolation, un moyen assez humain finalement d’accepter, bon an mal an, l’existence de la mort. De là à considérer la mort comme un mal auquel il faille absolument échapper, il n’y a qu’un pas… franchi par la pensée moderne.
Et nous trébuchâmes sur le Covid-19…
Nous y voilà donc. Que l’on ne s’y trompe pas. Le scandale du Covid-19 et tout ce qui s’ensuit (« scandale » au sens biblique pourrait-on dire : « pierre d’achoppement », en d’autres termes « ce qui fait tomber »), c’est bien le retour tambour battant de la mort dans nos vies. On la croyait définitivement reléguée dans les pages des manuels d’histoire relatant les guerres et les grandes épidémies, et voilà que tout notre progrès n’a pas réussi à l’arrêter. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir érigé ledit progrès au rang de quasi-divinité depuis des décennies. Mais voilà, la technique, l’économie, la mondialisation, la consommation de masse ont cru tenir les rênes de la vie, la mort les a rattrapées. C’est l’épine dans le pied. Le truc dont on voudrait se débarrasser et qui revient sans cesse. Qui nous dérange. Qui réduit tout ce que l’on avait pu entasser de certitudes, d’idéologie, de bric-à-brac matérialiste à… pas grand-chose en fait. Face à la mort, on ne pèse rien. Tiens, elle est peut-être là la seule revendication égalitariste qui tienne la route : la mort pour tous.
Bien sûr que la mort nous fait mal. Bien sûr qu’il est naturel de vouloir y échapper, nous, et surtout que nos proches y échappent. Bien sûr que personne n’a envie de la voir faucher des vies qui nous semblent innocentes. Bien sûr qu’elle peut nous faire crier à l’injustice. Mais si la modernité a bien vidé le monde de la question du sacré, elle a omis en contrepartie de lui proposer un ersatz face à la solitude de la mort.
Aujourd’hui, dans une société progressiste où chaque individu veut étendre ses droits toujours plus loin, la mort représente surtout l’ultime et grandiose bastion contre lequel l’homme se cogne encore. Jusqu’à quand ? C’est une autre histoire, les thuriféraires du transhumanisme se chargeront de la question. Penser que « la première liberté, c’est de ne pas mourir » montre bien hélas à quel point notre société est esclave de cette question de la mort. Elle a cru y échapper en s’élevant au-dessus des pensées jugées arriérées et préhistoriques des religions diverses et variées, en repoussant la mort le plus loin possible grâce aux progrès techniques de la médecine ou de la chirurgie esthétique, grâce au culte du corps-body, façade vendeuse et perfectionnée d’un corps devenu machine à lutter contre le dépérissement. Il semblerait qu’elle ait surtout réussi à tant se défamiliariser de la mort qu’elle en est devenue incapable de l’accepter. Car le meilleur moyen de quitter l’esclavage et de ne plus être soumis à cette peur viscérale de la mort, c’est encore de l’accepter, de savoir la regarder, d’en prendre acte et de faire avec. Là, réside notre liberté. Elle est notre capacité à traverser l’obstacle, à faire corps avec lui, pour, de notre faiblesse, en faire notre force. Notre véritable liberté n’est pas dans la fuite (car c’est bien une fuite qui se cache derrière cette volonté de repousser la mort). Notre véritable liberté est dans l’acceptation de la mort. De ce passage à travers la mort, la vie peut devenir une vraie vie. Une bonne vie.
Finalement… La première liberté, c’est d’accepter de mourir.
Isabelle Lainé
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