Des punks en plein cœur de Belfast et de Derry, à l’époque des Troubles en Irlande du Nord. C’est cette histoire si particulière du rock alternatif que raconte Timothy A. Heron dans sa thèse (téléchargeable ici) intitulée « Alternative Ulster » : le punk en Irlande du Nord (1976-1983)
Une thèse soutenue le 17 novembre 2017 à Reims, dans le cadre de l’École doctorale Sciences de l’homme et de la société (Reims, Marne), en partenariat avecle Centre Interdisciplinaire de Recherches sur les Langues Et la Pensée (laboratoire CIRLEP).
Une thèse qui offre au lecteur une plongée dans les milieux underground de l’Irlande du Nord, alors que la vague punk déferle sur toute l’Europe, mais que l’Irlande se déchire depuis des années sur fond de guerre civile. Pour évoquer ce travail universitaire dont il faut souligner la qualité, nous avons interviewé son auteur.
Breizh-info.com : Tout d’abord, pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Tim A. Heron : Bonjour ! Alors je suis Tim, né à Belfast, en Irlande du Nord. J’ai grandi en France et j’habite depuis peu à Strasbourg, où j’enseigne à l’université. Je poursuis des recherches sur le punk et les cultures alternatives ainsi que sur la sorcellerie et le néo-paganisme en Irlande (et dans le nord de l’Irlande en particulier). Je suis également membre de PIND (Punk Is Not Dead : Une histoire de la scène punk en France de 1976 jusqu’à nos jours), une équipe de recherche sur le punk en France financée par l’Agence Nationale de la Recherche.
Breizh-info.com : Qu’est-ce qui vous a amené à écrire sur le punk en Irlande du Nord ?
Tim A. Heron : Ayant été élevé au rythme de la musique traditionnelle irlandaise et du rock dit « classique », le punk avait toujours été anathème dans le domicile familial. C’est donc naturellement que je me suis passionné pour cette musique lorsque je suis devenu adolescent. J’ai surtout écouté le punk américain et anglais des années 1970, mais même si je connaissais quelques morceaux des Undertones et de Stiff Little Fingers, j’ignorais qu’il avait existé une scène nord-irlandaise : ce jusqu’à ce que je tombe tout à fait par hasard sur un label de punk nord-irlandais lors d’une recherche sur Internet. En creusant un peu plus, je me suis rendu compte de l’ampleur qu’avait pris la scène punk dans l’Ulster, et j’ai décidé de consacrer ma thèse à ce sujet.
Breizh-info.com : Pourquoi avoir choisi ce créneau 1977-1983… ? Peut-on s’attendre à une suite, à une actualité ?
Tim A. Heron : Au début de ma thèse, je comptais travailler sur le punk de ses débuts jusqu’aux années 1990. Mais je me suis vite rendu compte qu’il y avait tant de recherches à faire sur ce sujet encore peu exploré qu’il fallait restreindre mon travail à une période plus courte. 1977-1983 correspond à la première vague de punk en Irlande du Nord – un moment où le punk était un phénomène ambigu et peu codifié. Le punk de la seconde vague (années 1980) a pris une toute autre tournure ; et les acteurs et les enjeux sont bien différents. J’espère me pencher sur cette période à l’avenir.
Breizh-info.com : Pour mener votre thèse, vous vous êtes déplacé, sur le terrain, à la rencontre d’acteurs de cette mouvance. Alors finalement c’était quoi, être un punk (ou un skin) d’Ulster, au milieu des Troubles ?
Tim A. Heron : Un des points forts de mon travail de thèse a été le travail sur le terrain. J’ai eu la chance de rencontrer des acteurs de divers milieux sociaux, de différentes obédiences politiques, et issus aussi bien de familles loyalistes (les « protestants ») que nationalistes (« catholiques »). Leur seul point commun est d’avoir été punk au milieu des Troubles. Être punk, à l’époque, c’était d’abord être jeune : la plupart des punks étaient ados, voire pré-ados. Et c’était être passionné par la musique punk, au point de transgresser le tabou placé sur la mixité intercommunautaire et la ségrégation sociale, et de se rendre dans des lieux parfois réputés dangereux pour voir des groupes ou simplement pour côtoyer d’autres punks, qu’ils soient catholiques ou protestants.
Breizh-info.com : Une des singularités des punks/skins d’Ulster par rapport à d’autres pays, c’est finalement l’attachement d’une partie d’entre eux à leur communauté (ethnique ou religieuse), ce que l’on retrouve moins ailleurs. Vous évoquez par exemple le fait que le local anarchiste de Belfast ne rencontrait pas un franc succès chez les punks par exemple en raison d’une forme de négation de ces identités plurielles… Est-ce que des acteurs de la mouvance punk ont participé aux Troubles, dans un camp ou dans un autre ?
Tim A. Heron : C’est une question taboue, à laquelle il n’est pas facile d’avoir de réponse directe de la part des acteurs. À ma connaissance, non, aucun des acteurs ne s’est impliqué directement dans le conflit. Certains des acteurs de la première vague se déclarent apolitiques voir anti-politiques, d’autres sont restés vaguement nationalistes ou loyalistes, et d’autres sont engagés dans des luttes de gauche mais s’opposent au républicanisme traditionnel (et donc à Sinn Féin et à l’IRA). Donc a priori il n’y a eu aucun engagement direct dans un camp ou dans un autre. Parmi les skins, c’est une toute autre histoire…
À l’origine, comme un peu partout, les skins avaient tendance à être apolitiques. Mais une antenne de la National Front britannique a ouvert en plein dans un quartier loyaliste de Belfast, dans le but de politiser les jeunes loyalistes en attisant leur haine pour les catholiques. Et, pour certains, ça a marché. Parmi eux, Johnny « Mad Dog » Adair, qui a formé un groupe skin raciste (Offensive Weapon) et est plus tard devenu l’un des tueurs les plus redoutés de l’organisation paramilitaire loyaliste Ulster Defence Association (UDA). Or le groupe Offensive Weapon a joué en première partie de plusieurs groupes punk : cette question est taboue dans la scène nord-irlandaise, et la plupart des interviewés préfèrent ne pas en parler ouvertement.
Breizh-info.com : Y avait-il des relations avec la mouvance de la République d’Irlande ?
Tim A. Heron : Pendant la période que j’ai étudiée, la scène sud-irlandaise est relativement peu développée. Il existe quelques groupes pionniers (les Radiators from Space, les Boomtown Rats) mais ceux-ci émigrent. En terme de culture et de mœurs, la société sud-irlandaise est encore plus conservatrice que le nord. Il faudra attendre les années 1980 pour qu’une vraie scène rock émerge à Dublin. Par ailleurs, les punks nord-irlandais sont davantage tournés vers la Grande-Bretagne (et notamment Londres) que vers la République d’Irlande et Dublin, puisque c’est à Londres qu’a émergé le punk rock et c’est là que sont concentrés les principaux acteurs et entreprises de l’industrie de la musique.
Mais dans les années 1970, Belfast est bien plus rock (et punk) que Dublin : à titre d’exemple, le journaliste rock dublinois Dave Fanning diffuse régulièrement des morceaux de groupes de punk nord-irlandais dans l’émission radiophonique Dave Fanning’s Rock Show sur RTÉ Two, radio nationale lancée en 1979 pour diffuser la musique populaire. Et Terri Hooley, créateur du label indépendant le plus important du nord, encourage les groupes de son label à donner des concerts dans le sud, afin de donner une chance aux fans en République d’Irlande de les voir se produire.
Breizh-info.com : Quels sont les groupes de musique d’Irlande du Nord qu’il faut écouter pour s’imprégner de la culture punk de ces années-là ?
Tim A. Heron : Outre les Undertones et Stiff Little Fingers (surtout les premiers albums), il faut écouter les Outcasts (qui ont toujours eu de nombreux fans en France), Rudi, Ruefrex, Protex… Il faut savoir que de nombreux singles punk nord-irlandais de l’époque ne sont jamais sortis officiellement, mais on peut facilement les trouver en ligne. Il existe également des compilations incontournables : Good Vibrations – The Punk Singles Collection (Anagram Records, 1994) et les compilations de Spit Records.
https://www.youtube.com/watch?v=5s8PUF5w6oo
Breizh-info.com : Pouvez-vous nous parler de la rivalité Belfast/Derry ? Quid de la mouvance à la campagne (de Lisburn à Portadown, en passant part Bushmills, etc.) ?
Tim A. Heron : Il y a une longue histoire de rivalité entre ces deux villes, et il ne s’agit pas seulement ou même premièrement d’une question politico-religieuse. Belfast a tendance à être davantage tournée vers la Grande-Bretagne, et Derry vers le sud et Dublin. Par ailleurs, Derry est relativement reculée, et il y a moins d’échanges qu’on pourrait le croire entre les scènes culturelles de ces deux villes. Les punks de Derry que j’ai interviewés voient la Belfast des années 1970 comme une ville violente et dangereuse et évitent de s’y aventurer. Les punks belfastois, eux, ont tendance à voir les punks de Derry comme des ringards. On a donc souvent parlé d’une rivalité entre les Undertones (de Derry) et les groupes belfastois : en réalité, cette rivalité a été exagérée. En revanche, selon mes interviewés, les Belfastois prenaient plaisir à taquiner Feargal Sharkey (le chanteur des Undertones), qui, paraît-il, ne fait pas preuve de beaucoup d’auto-dérision… Crime ultime en Irlande du Nord.
Être punk à la campagne était une expérience tout à fait différente, et j’espère faire plus de recherches sur cette question. Il a existé des « scènes » dans des petites villes, mais celles-ci se réduisaient à quelques dizaines d’individus. Pour qu’une formation musicale se fasse remarquer, il fallait qu’elle se produise à Belfast.
Breizh-info.com : Les lieux incontournables que vous décrivez dans votre thèse sont-ils encore ouverts aujourd’hui ? Quelle est l’actualité de la scène punk aujourd’hui là-bas ?
Tim A. Heron : Tous les lieux incontournables évoqués dans ma thèse – le Casbah à Derry, le Harp et le Pound à Belfast, ainsi que les magasins de disques – ont tous disparu. Derry et surtout Belfast ont énormément changé ces dernières décennies, et les grands projets de réaménagement urbains (et parfois les attentats à la bombe) ont mené à la disparition de ces lieux mythiques. Maintenant, il ne reste que des plaques commémoratives à leur ancien emplacement (un Harp bar existe à Belfast à quelques centaines de mètres de l’original, mais il n’y a aucun lien entre les deux).
Breizh-info.com : Comment faire pour se procurer votre thèse ? Bientôt sur papier ? Une suite ?
Tim A. Heron : Pour l’instant, ma thèse est seulement disponible en version PDF (en ligne, sur theses.fr ou ma page Academia, https://unistra.academia.edu/TimothyHeron). Mes publications papier sont uniquement en anglais, pour l’instant. Mais je compte transformer ma thèse en livre dans le courant de l’année prochaine.
Propos recueillis par YV
Crédit photo : flickr (William Murphy)
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