Mauvaise nouvelle pour le gouvernement de Faiz Serraj (GNA) qui tient encore Tripoli, ainsi que pour ses alliés régionaux – l’Italie, la Tunisie, la Turquie et le Qatar. À la suite d’une offensive particulièrement mal calculée qui s’est transformée en déroute, le GNA a perdu le contrôle de la frontière tunisienne, d’une base militaire et d’un terminal pétrolier. La perte est d’autant plus sensible que de nombreux flux financiers occultes passaient par cette frontière, ainsi que des trafics d’armes et d’aide humanitaire détournée.
L’offensive visait à l’origine la base aérienne de Watyah, tenue par l’armée du maréchal Haftar (LNA), à 50 km de la ville côtière de Zyuwarah tenue par le GNA. L’offensive conjointe des milices du GNA et des forces spéciales turques a commencé le 24 mars. Le blogueur russe spécialisé sur les questions de défense Colonel Cassad écrit « cette base a une importance stratégique – l’aviation du maréchal Haftar y est basée et opère depuis là des frappes aériennes sur les forces turques en Libye. Ces frappes ont été très sévères ces dernières semaines, et visiblement, les Turcs ont poussé le GNA à l’offensive pour régler définitivement la question de la supériorité aérienne LNA dans l’ouest de la Libye ».
Au début, l’offensive a été un succès, les lignes de défense de la base ont été forcées par les assaillants, « qui sont entrés sur le territoire de la base aérienne et ont commencé à publier des photos avec les engins saisis, notamment des chars, des VAB ou des avions. Mais ça n’a pas duré. L’armée LNA a rameuté des renforts et a non seulement viré les forces GNA de la base, mais les a aussi poursuivies jusqu’à reprendre des villes à la frontière de la Tunisie – qui n’ont même pas été défendues – coupé la route cotière, et assiégé Zuwara », résume encore Colonel Cassad. Au passage, des miliciens GNA ont descendu par erreur un drone turc de combat Bayraktar Mini – c’est le premier qui est descendu au-dessus de la Libye depuis l’engagement des forces turques au sol à Tripoli.
Le canal russe Telegram Rybar, spécialisé dans la couverture des conflits au Moyen-Orient et au Maghreb, donne quelques précisions ce 26 mars sur la déroute du GNA à la frontière tunisienne : « les sages des tribus de Zintan, Zuwara, Zleitan, du point de passage à la frontière de la Tunisie Ras Djadir et d’autres localités ont annoncé qu’ils passaient dans le camp LNA [Haftar] Or, jusque là, ils étaient neutres ; leur neutralité est importante pour les groupes armés de Tripoli [qui constituent le noyau dur du GNA] pour des raisons financières : c’est par la Tunisie que s’opère le blanchiment de l’aide humanitaire de l’ONU et de diverses ONG. Le maintien du contrôle du check-poiint de Ras Djadir garantit les flux d’argent dans les poches des seigneurs de la guerre tripolitains ».
Finalement, « presque sans combattre, l’armée LNA a repris Al-Assa, Zleitan, Rakdalin, Al Djamil, a assiégé Zuwara, et a pris le contrôle du check-point Ras Djadir à la frontière de la Tunisie, tout en bloquant le terminal pétrolier Mellita », du fait du changement d’allégeance des tribus locales. « Les forces du GNA qui gardaient le ckeck-point sont assiégées à Zuwara et au sud des marais salants de Brega. Ils ont commencé à passer la frontière tunisienne avec leurs familles, sans en être empêchés, dès que la nuit est tombée ». Par ailleurs l’armée de Haftar tient sous son feu désormais l’aéroport de Zuwara, dernière position à l’ouest de Tripoli où étaient basés les drones de combats turcs Bayrakatar.
Les amazighs ibadites contre le maréchal Haftar
Toujours sur Telegram, le journaliste russe Kirill Semenov, spécialiste lui aussi des conflits en cours au Maghreb et au Proche-Orient, ajoute ce 26 mars que « l’offensive GNA sur Al-Watiyah n’était qu’une tentative […] de stopper l’offensive de Haftar sur les villes amazighs [berbères] dans l’ouest de la Tripolitaine. Le 25 février dernier, le Haut conseil amazigh, allié du GNA, qui contrôle plusieurs localités dans l’ouest de la Tripolitaine, avait demandé de »réunir toutes les forces de la défense pour repousser les actions des combattants loyaux à Haftar », et expliquait qu’il suivait avec attention les concentrations des forces LNA à Sorman, Sabrata et Al-Watiyah. Les amazighs […] contrôlent le port de Zuwarah et des villes dans les montagnes de Nefoussa ; ils ne sont pas sunnites. Depuis le VIIIe siècle, ils suivent une autre branche de l’islam, l’ibadisme [religion officielle du sultanat d’Oman] ; en 2017, le comité des fatwas proche de l’armée LNA et basé à Tobrouk les avait qualifiés »d’infidèles sans honneur » ».
L’ibadisme est le courant dominant dans le sultanat d’Oman, depuis l’apparition de cette sécession de l’islam sous l’influence d’Abdullah Ibn Abad al Tamimi (décédé en 708), moins de cinquante ans après la mort du prophète Mahomet. Les ibadistes firent sécession sous le quatrième calife, Ali, compagnon du prophète, et refusèrent de partir en guerre contre des populations non musulmanes. Ils restèrent à Bassora [actuel Irak] puis se retirèrent en Oman. Selon les ibadites, l’usage de la violence est prohibé, sauf pour se défendre.
À la fin du VIIe siècle, sous la houlette du général persan Rahman ben Rustam, des ibadites quittent Oman pour le Yémen, passent à Zanzibar – où ils se maintiennent jusqu’à la révolution de 1964 –, en Éthiopie, Égypte, avant d’atteindre le Maghreb, où ils fondent Tiaret en Algérie et s’implantent au sud du Maroc. Puis les ibadistes s’éloignent toujours plus loin dans le désert, où ils fondent les villes de El Atteuf (1017), Bou Noura (1048), Beni Isguen (1051), Ghardaïa (1053), principale cité de la pentapole du Mzab, Melika (1124), etc. En Libye, ils sont installés dans l’ouest de la Tripolitaine, dans plusieurs localités du djebel Nefussa. Ils sont aussi présents sur l’île de Djerba en Tunisie.
Louis-Benoît Greffe
Photo : DR
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