Iegor Gran est l’auteur d’un roman vrai ( Les Services compétents, P.O.L éditeur,19 € ) qui retrace la recherche puis l’arrestation du célèbre opposant soviétique, Andreï Siniavski. C’est une affaire de famille, Iegor Gran est le fils d’Andreï Siniavski et de Maria Vassilievna, son épouse. C’est aussi un grand écrivain, auteur d’une vingtaine d’ouvrages. « Bon sang ne peut mentir ».
Comme nom de guerre, Iegor a choisi Gran, le nom de sa femme. Mais sa mère, la très fine Maria Vassilievna occupe dans ce roman le devant de la scène – elle vit encore… Pour l’heure, de ce qui est conté, en 1965, le petit Iegorouchka, tout juste âgé de neuf mois (il est né le 23 décembre 1964), est placé contre son gré dans les bras du lieutenant Ivanov, surveillé par le capitaine Nikonovitch, sous les ordres du colonel Volkov. Le KGB lui fait faire le tour du propriétaire de son appartement non-communautaire, sis en la bonne ville de Moscou. L’enfant a été confié au policier par Maria, qui joue le contraire d’une hystérique, voulant éviter que la dizaine de flics ne mettent la main sur Toutânkhamon, la bibliothèque secrète « antisoviétique »… Ils ne l’auront pas !
Décrits ironiquement comme compétents, les Services enquêtent depuis cinq ans. Ils tiennent la corde du livre de Iegor, qui, rappelons-le, est fils du très subtil opposant au dernier soviétisme, celui de Krouch et de Brejnev. On est au milieu de la décennie 60, celle qui verra se décrédibiliser l’Orient rouge et le communisme grand teint – sauf pour (alors) son adorateur : le sinistre Jean-Paul Sartre… Il y en a encore pour vingt-cinq ans ! Vingt-cinq ans de goulag et d’intenses entreprises de la cinquième section spécialisée dans les anticommunismes, en URSS et à l’International. Depuis qu’Abram Tertz fait l’objet de suppositions à la table des « mangeurs de choux », les soupçons se portent en France, d’abord sur Jean-Marie Domenach mais pas tout de suite sur la fidèle Hélène Peltier… La revue Esprit tient l’autre bout de la corde.
Plusieurs faits, événements soviétiques par essence, viennent agiter cet asile de fous fondé sous le nom de Vétchékha en décembre 1917 par Trotski et Félix Dzerjinski. Iegor Gran raconte avec une parfaite ironie ce qu’il advint de ce beau pays soviétique bien avant que soit admis (à moitié admis, pour parler franc) les accidents que nos zèbres teintent immédiatement d’idéologie. Exemple de 1959 : l’exposition américaine où l’on se bat pour les gobelets d’une boisson gazeuse (« Krouch a bu du Pepsi ») bien connue tandis que les gogos s’extasient sur des « barbouillages puérils » à la Jackson Pollock… Ivanov sort tout juste de la « prestigieuse Sup de K. » Commentaire : « les dégâts psychologiques sont considérables ». Et les Services enquêtent sur des enregistrements de jazz obtenus en trafiquant des plaques à rayon X… Pendant ce temps, à « Pariss », paraît Le Réalisme socialiste, un ouvrage anonyme précédé d’une introduction de Jean-Marie Domenach. « Une crotte de nez », en somme…
Iegor Gan se souvient ainsi, sur le même mode ironique, du lancement de Gagarine dont il énumère les cadeaux de récompense. Il se souvient de l’enterrement de Pasternak, le difficile auteur de Jivago… de l’incendie en Ouzbékistan, à Urta-Bulak, d’une torche qui ne sera éteinte, après deux ans et demi d’activité, que « par l’explosion d’une charge nucléaire souterraine, le 30 septembre 1966 »… du procès et de la mise à mort du colonel Penkovski… de mille détails qui rendaient très quotidienne la vie dans « l’Empire du Bien ».
Un personnage traverse le récit : le seksot (le mouchard) Monocle qui finira sa carrière à Dresde, en RDA… Andreï Siniavski ne sera libéré du goulag qu’en 1971. Il émigrera en France, en 1973, avec Maria Vassilievna Rozanova, son épouse, et son fils Iegor, âgé de 9 ans… qui apprendra très vite un excellent français, fera des études d’ingénieur et deviendra écrivain.
« Le Bon Dieu n’a pas fait crever Staline pour qu’on rumine le passé… » Dit comme ça, ce n’est pas n’importe quoi. Et ce n’est ni le Lénine des locomotives ni ses acolytes de la SNCF et de la RATP qui l’ont tout récemment prononcé. Quoique… Cela aurait été considéré comme une injure par ces peine(s) à jouir bien dans leur époque pas drôle. Cette phrase peut en effet être attribuée à des incorruptibles qui, naguère, faisaient la gloire des flics de l’URSS, autrement dit les Services, comme on appelait le KGB, descendant de la Vétchékha puis de la Tchékha via la Guépéou. C’était à la fois une négation et un oubli du temps où se remplissaient les geôles et chambres de mort de la Loubianka… « RIP », dirait-on sous d’autres cieux !
MORASSE
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