Dans la gastronomie mondialisée, peu de plats ont acquis une diffusion comparable à celle de la paella. Humble plat de riziculteurs valenciens, ce riz cuit dans un grand plat métallique (la paella) est devenu à son corps défendant le symbole de la cuisine espagnole.
Voilà pourquoi, comme on fait des kilomètres pour déguster un roast beef anglais préparé dans les règles de l’art, comme on rêve de manger une authentique pizza napolitaine ou encore un véritable canard laqué à la pékinoise, les amateurs atterrissent à Valence à la recherche d’une vraie paella.
J’ai longtemps hésité à me lancer dans la préparation de la paella qui me semblait un plat difficile à réussir à partir d’une simple recette. J’avais besoin d’un encouragement pour me lancer et j’ai fini par le trouver dans les colonnes du New York Times.
Voici une dizaine d’années, son chroniqueur gastronomique Mark Bittman eut l’idée de se déplacer avec une équipe de tournage pour découvrir comment l’on cuisait le riz à Valence. Le journaliste eut l’intelligence de suivre les conseils des gens du cru et il a fini par frapper à la porte de l’Alter, un restaurant familial de Picassent, à quelques kilomètres du centre ville et tout près des rizières de l’Albufera.
C’est le reportage diffusé par le quotidien américain et les conseils du maître queux Pep Crespo qui m’ont encouragé à me lancer à mon tour dans la confection de paellas pour ma famille et mes amis.
Depuis dix ans, donc, j’attends le moment de vérifier si j’ai été un bon élève. Pour le savoir, j’ai choisi cette année de passer des vacances à Valence. Une fois sur place, j’ai réservé une table dans l’Alter un jour ouvrable, pour éviter la folie des samedis ou des dimanches quand les familles se bousculent et quand les propriétaires de barracas de fin de semaine viennent chercher des paellas à emporter.
L’Alter est une aventure. Il faut vouloir y aller. Perdu dans un labyrinthe de chemins ruraux à une demie heure de Valence, l’intercession de saint GPS est indispensable pour y arriver à travers les orangeraies où, si l’on croise un engin agricole, il faut serrer les fesses pour passer.
L’établissement ne paye pas de mine. Les voitures se battent en duel pour se partager quelques emplacements exigus et la plupart finissent par picorer de places le long de rues étroites et poussiéreuses.
Une fois franchie la porte, changement de décor, nous sommes ailleurs, dans une ambiance très espagnole que l’on reconnaît d’emblée. Un mobilier d’inspiration XVIe siècle, de la lumière et de l’espace. Nous ne mangeons pas les uns sur les autres.
Nous sommes un mardi et le restaurant semble vide. Des chefs d’entreprise, des chevaliers d’industrie, des marchands de bestiaux ou d’illusions, des retraités en bande occupent quelques tables. Bref, la maison est à nous.
L’hôtesse nous reconnaît d’emblée sans même que nous ayons à ouvrir la bouche : nous sommes les seuls visiteurs venus de loin ayant réservé. A peine assis à notre table, que le serveur nous propose de visiter la cuisine. Il est vrai que j’avais mentionné le nom de Mark Bittman dans mon mail de réservation. Il est des noms qui sont des sésames.
L’entrée dans l’antre de la paella est un choc. Dans mon souvenir nourri de la vidéo du New York Times l’endroit était plus grand, mais en réalité c’est un large couloir avec, d’un côté, des étagères métalliques et, de l’autre, un long établi de béton sur lequel des trépieds de fer accueillent des paellas au dessus d’un feu de bois d’oranger.
Le paellero m’accueille avec chaleur, c’est le mot qui convient tant les feux de bois crépitent à nos côtés. La sueur ruisselle sur son front et coule sur son visage comme de ruisseaux de larmes encadrant pourtant un beau sourire d’homme heureux.
Comment ne pourrait-il pas connaître la félicité, ici, face à la perfection dans l’art de réussir un plat traditionnel ? Au Japon il serait déjà un « monument national vivant », à Picassent il se contente de la reconnaissance de ses clients et de la satisfaction du devoir bien fait.
Le beau frère de Pep Crespo, qui est à l’oeuvre aujourd’hui, m’explique le fonctionnement de sa cuisine. Tout d’abord il cuit les ingrédients traditionnels dans un bouillon : du lapin, du poulet et des escargots. Et oui, ce sont les composants d’une paella traditionnelle. Puis, une fois arrivés à point, il les réserve sur les étagères derrière lui. Il n’ajoute le riz et met à cuire le tout que lorsque les clients sont à table. Raison de plus pour réserver et de se présenter à l’heure.
Fièrement, le paellero me désigne une des paellas entrain de cuire : « C’est la vôtre ! » J’ajoute : « N’oubliez pas les escargots » !
De retour à table, avec encore la sensation de chaleur irradiée par les braises sur la peau, nous commençons par des chipirons frits qui sont une perfection puis des croquettes de morue, pas très diététiques, mais si espagnoles !
Nous décidons d’arroser le tout par un cava (méthode champenoise) valencien Tantum Ergo des caves Hispano suisses. Un nom qui en France est associé aux bolides de luxe des années 1930 est dédié ici à une boisson pétillante. Le vin nous est proposé à température ambiante et nous devons le laisser rafraîchir dans un seau à glace.
Finalement la paella arrive, portée avec la gravitas qui convient bien à l’occasion par le maître d’hôtel. Il pose le plat devant nous. Ici, comme on le fait traditionnellement, la paella se déguste à la cuiller directement dans le plat.
Les premières bouchées rappellent que le plus difficile c’est de respecter la tradition. Rien de plus facile pour un cuisinier que de sortir des sentiers battus et improviser à la volée pour « améliorer » le plat, rajouter du chorizo, des fruits de mer… les variations sont infinies et les trahisons raffinées.
Rester fidèle à ses racines, restituer un plat dans son identité historique et nationale, retrouver l’esprit de ses ancêtres paysans qui le préparaient à la flamme dans les champs ou les talus des rizières, requiert une grandeur d’âme qui ne court pas les cuisines.
Nos cuillères raclent le plat pour bien prendre le « socarrat » ou le « cremat » qui est la fine caramélisation du riz au contact avec le métal qui s’obtient en forçant le feu quelques minutes, juste avant se servir. C’est la présence de cette croute fine, craquante sous la dent, qui identifie la paella réussie. La nôtre était discrète, les grains juste brunis. A titre personnel, je la préfère plus épaisse et bien croustillante. La prochaine fois je le préciserai à la commande.
Certains touristes, comme on peut le lire sur le fil des commentaires des réseaux sociaux, se sont plaints qu’on leur avait servi une paella « brulée » ! C’est le revers de la médaille de la mondialisation. On croit déguster une paella à Paris comme à Pékin en croyant à tort la manger comme à Valence. Grave erreur, les entrepreneurs de la bouffe adaptent toujours les plats au goût des consommateurs locaux, il suffit pour s’en convaincre de consulter les menus des restaurants français à l’étranger.
Sans efforts, nous sommes arrivés à bout de la paella mais elle ne laisse plus de place pour un dessert et c’est à regret que nous nous sommes levés de table pour retrouver à la porte de l’établissement le paellero et son épouse, saluant les clients. Nous avons pu l’interroger sur l’évolution de la paella et la progressive disparition des escargots de la recette pour la simple raison qu’ils se font rares suite à l’intensification de l’agriculture.
L’Alter est un de ses adresses que l’on doit se partager avec discrétion car on peut toujours craindre qu’un afflux d’ignorants altère la qualité des plats et l’unique esprit de respect de la tradition qui anime cet endroit.
Quand vous réserverez dans cet établissement, réclamez-vous de Mark Bittman et demandez des cuillères en bois. Vous serez doublement bien reçus.
Pour les amateurs enthousiastes, ils offrent des ateliers de préparation de paellas
http://www.restaurantlalter.
http://www.restaurantlalter.
Mark Bittman fndécrit son expérience dans cet article :
https://www.nytimes.com/2007/
https://www.nytimes.com/video/
Crédit photo : breizh-info.com
[cc] Breizh-info.com, 2019, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine