Du Monde à Ouest France en passant par France Bleu et presque tous les autres, la presse mainstream, poussée par une dépêche AFP, est unanime, avec des titres du genre « Mort de Steve : le commissaire de police à ‘manqué de discernement et ‘sera muté’, annonce Christophe Castaner ». Du reste du rapport de l’inspection générale de l’administration (IGA) « relatif à l’organisation et aux événements survenus lors de la Fête de la musique à Nantes les 21 et 22 juin 2019 », il n’est guère question.
Or, pour commencer, contrairement aux titres publiés, ce rapport très détaillé ne traite pas de la mort de Steve Maia Caniço. Ce n’était pas son rôle. Ses rédacteurs prennent soin de le préciser dès la première page : « la mission a veillé à ne pas interférer avec l’ensemble des procédures judiciaires ouvertes à la suite du décès de M. Steve Maia Caniço ». Cette drôle de dérive de la presse et du ministre de l’Intérieur incite à lire le rapport plus attentivement.
Qui cherche à brouiller les pistes ?
Dès hier soir, Ouest France titrait : « Mort de Steve. Le rapport ne conclut pas à « une faute de la Ville et du préfet ». Pourquoi aller chercher plus loin ? « Selon nos informations, précisait le quotidien, les résultats de l’enquête de l’Inspection générale de l’administration (IGA) au sujet de la mort de Steve lors de la Fëte de la musique à Nantes, ne pointe pas la faute de la Ville de Nantes et du préfet. » De toute évidence, Ouest France s’est fait refiler – par qui ? – un tuyau crevé. Le rapport de l’IGA souligne d’emblée que la ville de Nantes et la préfecture de Loire-Atlantique sont en cause :
La ville de Nantes et la préfecture de la Loire-Atlantique savaient que des sound systems avaient l’intention de s’installer sur le quai Wilson pour « diffuser leur son » dans la nuit du 21 au 22 juin 2019. Elles savaient ou devaient savoir que cette zone du quai Wilson constituait une friche portuaire ne disposant d’aucune protection destinée à prévenir de chutes en Loire et qu’en l’état cette zone présentait un risque important au regard du comportement habituel des « teufeurs » pendant ce type de manifestation musicale.
Savoir n’est pas tout. La préfecture et la mairie « disposaient de bases légales pour interdire un tel événement ». Sans aller jusque-là elles « disposaient d’autres moyens d’action pour mieux assurer la protection des participants présents sur le quai Wilson ». En particulier, « au titre de ses pouvoirs de police générale, la ville de Nantes aurait pu se préoccuper de la pose d’un barriérage, […]comme cela a été fait par elle sur le quai des Antilles (barriérage fixe) et sur le parking du quai Wilson (barriérage non fixé au sol) ».
La ville de Nantes savait ce qu’elle aurait dû faire
La ville savait d’ailleurs si bien que la question lui incombait… qu’elle a effectivement pris quelques mesures, mine de rien. L’IGA dénonce même très clairement l’hypocrisie d’une municipalité qui cherche à éluder sa responsabilité :
Tout en ne se considérant pas comme organisatrice de l’événement musical quai Wilson, la ville a pris l’initiative de trois mesures préventives pour y assurer la sécurité du public : un poste de secours a été mis en place à proximité, sur le quai des Antilles, deux agents de sécurité étaient missionnés sur le quai Wilson pour faire le lien avec les secours et une embarcation secouriste patrouillait sur la Loire. Les relations contractuelles nouées avec ces trois prestataires (ADPC, Lynx, SNA) démontrent que, si la ville de Nantes considère que sa responsabilité d’organisateur est engagée dans le seul centre-ville élargi, elle a, dans les faits, joué le même rôle sur le quai Wilson.
Bref, la ville ne peut pas dire qu’elle n’était pas au courant. La question du quai Wilson avait d’ailleurs été traitée spécifiquement lors d’une réunion avec la préfecture. Johanna Rolland connaissait les risques. Elle savait ce qui lui restait à faire. En effet, le maire est chargé des missions de sécurité, de tranquillité et de salubrité publiques sur le territoire de sa commune (code général des collectivités territoriales). Soit elle interdisait le quai Wilson, soit elle y assurait la sécurité publique.
Un commissaire qui « manque de discernement »
Ignorant cette mise en cause claire du maire de Nantes, et secondairement du préfet de Loire-Atlantique, M. Castaner et la presse n’ont d’yeux que pour le commissaire divisionnaire qui a conduit l’intervention policière dans la nuit du 21 au 22 juin. Il « sera muté sur un emploi sans responsabilité de maintien de l’ordre dans l’attente des résultats de l’enquête judiciaire », déclare le ministre de l’Intérieur.
De toute évidence, le commissaire joue le rôle du sempiternel lampiste. Que dit le rapport de l’IGA à ce sujet ? Son avis est moins radical que la décision du ministre : « Pendant la Fête de la musique, la gestion des dispositifs de sécurité et de secours conduit à s’interroger sur la pertinence de certains choix opérés quai Wilson et à constater un manque de discernement dans la conduite de l’intervention de police ». Selon le rapport, le policier avait fait le tour des sound systems dès 22 heures pour leur annoncer qu’ils devraient cesser de diffuser leur musique à 4h00 du matin. « Ces contacts se sont passés de façon courtoise. » À quatre heures du matin, huit organisateurs sur neuf se sont exécutés. Seul le neuvième a remis le son, et les choses ont dérapé : jets de pierres et de bouteilles d’un côté, jets de grenades de désencerclement et de gaz lacrymogènes de l’autre côté – mais pas de charge.
Pourquoi un tel consensus pour condamner la police ?
Sur ce point l’IGA n’accable pas la police : « La mission observe, en premier lieu, que la situation aurait été totalement différente si le neuvième sound system avait coupé le son comme les huit autres. La cause première des violences de la nuit est bien celle-là. » Elle considère explicitement que « l’intervention des policiers a effectivement été réalisée dans le cadre de la légitime défense ». Alors, que reproche-t-on au commissaire ? Pas une faute mais un « manque de discernement » quant aux moyens utilisés « à une heure où la lucidité de certains teufers était altérée ». Plus précisément, il a organisé un dispositif inadapté : « Le dispositif policier structuré mis en place par le chef du dispositif de surveillance générale pour regagner du terrain s’est délité au fur et à mesure des violences, conduisant progressivement les policiers à devoir se protéger individuellement de leurs agresseurs ».
L’IGA relativise aussi les conséquences des incidents : « les services de secours ont eu à gérer un nombre relativement faible de blessés et sans gravité particulière ». Elle note que si sept personnes sont tombées à l’eau pendant l’intervention policière, quatre sont tombées avant et une après. Mais elle ajoute : « ce décompte n’inclut pas M. Steve Maia Caniço, au sujet duquel la justice est saisie ».
Tous ces constats sont appuyés sur une masse importante d’observations et de documents : les inspecteurs de l’administration, Jacques Schneider et Amélie Puccinelli, ont manifestement veillé à retourner toutes les pierres, quitte à dévoiler des faits gênants. Les services de police, apprend-on par exemple, ont prévenu la préfecture que « les jeunes des cités sensibles, qui viennent habituellement nombreux pour assister aux différents concerts, mais, mis à part des faits ponctuels de vols ou d’agressions, ils ne sont pas à l’origine de désordres d’envergure, de nature à troubler gravement l’ordre public ».
Tout cela est clair et documenté. Alors, pourquoi la foudre est-elle réservée à l’auteur d’un « manque de discernement » et pas au maire de Nantes, qui a failli a sa responsabilité d’assurer la sécurité publique ? Une question qu’on pourrait formuler autrement : qui protège Johanna Rolland, et pourquoi ?
E.F.
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