Dans un long entretien accordé au Monde (samedi 23 mars 2019), Mona Ozouf parle de son père, Yann Sohier, de l’éradication de la langue bretonne, de la Révolution française…
En janvier 1933 paraissait le n°1 d’Ar Falz, « bulletin des instituteurs laïques partisans de l’enseignement du breton ». Le cerveau de l’opération s’appelle Yann Sohier, instituteur à Plourivo, qui était venu à la Bretagne en lisant le Barzaz Breiz. Yann Sohier décède le 21 mars 1935. « En janvier 1935, il se fait au pied une blessure qui s’aggrave ; ensuite il contracte une grippe infectieuse, puis une broncho-pneumonie » (Yann Sohier et Ar Falz, 1901-1935, numéro spécial d’Ar Falz, 1990). Fatigué par un militantisme incessant, il ne pourra résister à la maladie.
Sa fille, Mona Ozouf, apporte d’autres précisions sur le décès du créateur d’Ar Falz. « Mon père est mort quand j’avais 4 ans. Mes parents venaient de déménager, il a attrapé un “chaud et froid”, comme on disait à l’époque. Il n’y avait pas d’antibiotiques, il a été emporté en deux jours. Et là, dans cette maison inconnue, on me demande de traverser la pièce : “Va embrasser ton père.” Le contact avec sa joue froide a été ma scène primitive. À partir de ce moment, j’ai commencé à avoir peur. Mon père n’était plus là, ma mère non plus. Elle avait 29 ans, s’enfonçait dans le chagrin absolu. Je la suivais partout, agrippée à sa jupe, avec le sentiment qu’elle ne me voyait pas.
Alors, si mon père avait vécu, aurais-je fait d’autres choix ? C’est une question compliquée, car un des problèmes de mon adolescence a été d’imaginer ce que mon père aurait fait pendant la guerre. C’était un instituteur, militant du mouvement régionaliste breton, et beaucoup de ses amis s’étaient compromis dans la collaboration. »
« Pour de nombreux Bretons, le français incarnait le progrès, la modernité »
« On se demande souvent comment le pouvoir central a pu tuer avec autant de facilité la langue bretonne. Pour de nombreux Bretons, le français incarnait le progrès, la modernité, le “nouveau monde”, il fallait donc se débarrasser de ce boulet qu’était le breton. »
« Si mon père avait vécu, le breton serait resté longtemps la langue primordiale. Petite, quand je demandais quelque chose en français, mes parents me refusaient toute réponse. Mais, mon père mort, c’est ma grand-mère qui m’élève : ma mère se noie dans le travail et le chagrin.
Or ma grand-mère, bien meilleure bretonnante que ne l’était mon père, chez qui c’était une langue choisie, défend le français à la maison : pour elle, comme pour les ruraux, le français est la langue de l’ascension sociale, celle avec laquelle “les enfants auront moins de mal”. Donc le breton est devenu très tôt pour moi une langue livresque. J’en ai des remords, je n’ai pas fait fructifier cet héritage de mon père. Je suis certes restée attachée à la cause des langues minoritaires, mais je ne l’ai pas illustrée. »
Une image de « femme de gauche »
Avec une carte de visite comme la sienne, directrice de recherches au CNRS, et son image de « femme de gauche », qui la rendait intouchable, Mona Ozouf aurait pu apporter beaucoup à la langue bretonne. Grâce à ses ouvertures dans les médias parisiens, elle pouvait donner des coups de main sans s’épuiser dans le militantisme quotidien que pratiquait son père. Ce que faisait Morvan Lebesque au Canard enchaîné.
Intellectuelle de haute volée, riche d’« une vie et d’une œuvre qui s’étendent aux confluents de l’histoire, de la littérature et des idées », selon les mots d’Eugénie Bastié (Le Figaro, 9-10 mars 2019), rien n’empêchait Mona Ozouf d’apporter sa contribution à la cause bretonne. Encore fallait-il résister aux modes parisiennes, après avoir obtenu l’agrégation de philosophie. Elle effectue donc un « stage de jeunesse au PC » (Le Figaro, 9-10 mars 2019). Après quoi elle devient une grande signature du Nouvel observateur : « Les gens de ma génération venaient de quitter le Parti communiste, où ils étaient étourdiment entrés, après avoir vu leur paradis se peupler de gibets. C’était une levée d’écrous : nous n’avions plus à nous efforcer de croire à ce que nous ne croyions déjà plus. » (Le Point, 8 novembre 2018).
Aujourd’hui Mona Ozouf conserve des liens avec la Bretagne ; elle a donné son nom à des établissements scolaires : une école élémentaire à Bannalec, un amphithéâtre universitaire de Rennes 2 à Saint-Brieuc, un collège public à Savenay… En novembre 2018, elle était la présidente d’honneur du Festival du livre en Bretagne à Guérande. Honorer Mona Ozouf est le meilleur moyen de conserver le souvenir de Yann Soyer, militant des temps héroïques.
Soutien d’Emmanuel Macron
Mais comme personne n’est parfait, Mona Ozouf soutient Emmanuel Macron – l’intellectuelle soutient le banquier. Bien que ce qu’elle n’aime pas chez le Président, « c’est l’ingratitude ». Pour autant, « je lui resterai néanmoins fidèle dans mes votes à cause de l’engagement européen, pour lequel il fait preuve d’intelligence et de courage. Pour le reste, il m’arrive de soupirer », explique-t-elle (JDD, 14 octobre 2018).
Si Yann Sohier était encore de ce monde, il expliquerait à sa fille que si « l’engagement européen » ça fait joli dans le décor, l’engagement breton en faveur du bilinguisme présente de nombreux avantages ; c’est ce que cette dernière écrivait dans Le Pays breton (mars 1970). Encore faut-il ne pas se contenter de bonnes paroles.
Bernard Morvan
Photo : Julien Morvan/Wikimedia (cc)
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