À l’échelle de notre continent, il y a eu peu d’expérience commune aussi riche et durable que le Conseil européen de Recherche Nucléaire (CERN).
Le CERN, un projet européen
Créé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (1954), le CERN a posé sa première pierre sur la ville de Meyrin (CH) dans la proche banlieue de Genève. Choix cohérent des douze pays européens fondateurs au vu de la neutralité légendaire de nos voisins suisses. Création sans anicroche ou presque : il y eut quelques oppositions locales alors que la guerre froide faisait rage, liées à une crainte (justifiée) de tout ce qui touchait de près ou de loin à l’énergie atomique et au nucléaire. Le crime d’Hiroshima était encore dans toutes les mémoires…
Étrange lieu en devenir, ferment d’utopies, cœur de technoscience, lieu de rumeurs et lits de rêveurs insatiables. Produit d’une collaboration incertaine entre États hier encore en pleine lutte fratricide. Cette Europe cicatrisant ses blessures et pansant des plaies encore douloureuses, étouffées entre le géant libéral américain et l’ogre communiste russe, a néanmoins réussi son audacieux pari, sa quête d’excellence, son pouvoir d’attraction.
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S’agrandissant depuis, année après année, et débordant du côté français, à Prévessin notamment avec une deuxième grande implantation — ainsi qu’une extension des points d’accès du LHC en surface — le centre atteint désormais une superficie d’environ 600 hectares. Ce centre de physique de particules est immense, et, en y passant les contrôles de sécurité, vous avez le sentiment d’entrer dans une véritable ville, un micro-État. Ayant ses propres règles, sa brigade de pompiers, son bureau de poste, ses terrains de sports, ses commerces ou son hôtel, ses restaurants, ses nombreuses routes aux noms illustres et ses milliers de scientifiques, ingénieurs, fonctionnaires internationaux, étudiants, ouvriers ou visiteurs quotidiens. Une fourmilière humaine entre des dizaines de bâtiments de surface, dont certains que l’on peut qualifier de vétustes, contrastant avec les installations ultramodernes, mais discrètes, que l’on trouve en sous-sol. Installations qui feraient pâlir d’envie des futuristes tels que Marinetti, Balla, Boccioni ou Antonio Sant’Elia.
L’expérience la plus réputée dans ses murs est le fameux LHC (Large Hadron Collider) et ses presque 27 kilomètres de diamètre, creusé dans la molasse à une centaine de mètres sous le pays de Gex. Cet accélérateur de particules est le plus grand et le plus puissant du monde (à titre d’exemple, le CERN utilise un tiers de la consommation électrique annuelle du canton lorsque le LHC est en service).
Le CERN, un projet archéofuturiste ?
Et si vous venez à vous balader sur cet étroit territoire coincé entre les contreforts du jura et bords du lac Léman (zone rurale à l’urbanisation galopante), impossible d’imaginer que cet énorme anneau, ses super aimants qui produisent un champ magnétique bien plus puissant que celui de notre propre planète, ses faisceaux concentrés, son imposant système de cryogénisation, se trouvent à seulement quelques dizaines de mètres sous nos pieds.
En surface la vie suit son cours sans que personne véritablement ne se rende compte de cette effervescence souterraine. Drôle de taupes que ces individus cherchant inlassablement à tester les lois invariantes de la Nature. Ici deux mondes cohabitent. Et pendant qu’est créé l’élément le plus chaud de notre galaxie dans le cœur de la machine qui se trouve être l’endroit le plus froid de notre bonne vieille Terre (-271° Celsius), les saisons immuables s’écoulent.
Fascinante création humaine. Fascinante, mais si terrifiante. Nous sommes conscients qu’il n’y eut de grandes avancées sans prise de risque. Nos mythes et légendes en sont remplis. Trait de caractère de l’Européen, cette race aventureuse depuis bien des générations. Pourtant la mythologie et son métaphorique Prométhée, qui fâcha les dieux, résonnent comme un avertissement. Dans la Grèce antique, l’hubris était condamnée avec force, puisque considérée comme un crime. Cette tentation de démesure, cette passion dévorante, cet orgueil de rivaliser enfin avec les dieux et qui conduit à une chute tragique et inévitable. Mais l’Antiquité est loin et sa sagesse parfois oubliée. Difficile de vivre en réactionnaire, constamment allergique à son époque. Il faut savoir regarder vers le futur et cesser de n’être qu’hypnotisé par l’imagerie renvoyée par son rétroviseur. L’on peut et doit être attentif, surveillant l’excès, mais sans rester réfractaire à l’évolution et imperméable au progrès technique et ses nouvelles technologies. Il faut arriver à les dompter, mais sans se laisser déborder. Il faut aller de l’avant apprenant à ne pas abuser, ne pas franchir cette ligne invisible qui conduirait l’humanité à une catastrophe. Prendre et user du bon tout en rejetant inlassablement le laid ou l’inutile. Agir en archéofuturiste ?
Cette expérience du LHC, aussi folle soit-elle, a permis d’autres applications concrètes, en dehors des sentiers épineux de la physique quantique. Elles ne sont pas seulement cantonnées à l’espace et sa compréhension, au fameux et impénétrable Boson de Higgs (la particule de Dieu) ou encore la matière noire. Des applications médicales y ont été trouvées et/ou améliorées (imagerie médicale, lutte contre les cellules cancéreuses) ou sont en passe de l’être. L’Internet a par ailleurs connu des avancées majeures en ce lieu. La plus connue et utilisée quotidiennement par des milliards d’individus, dont les lecteurs de Breizh-info, est le World Wide Web. Le CERN est également un lieu ouvert au-delà du monde des physiciens et scientifiques pointus. Des stages sont organisés pour des étudiants, des partenariats existent avec des universités, lycées ou écoles. Par exemple, en 2015 à Quimper, au lycée Thépot, le CERN avait prêté pour trois ans un cosmodétecteur dans le cadre de l’opération « Cosmos à l’école ».
Le CERN va logiquement continuer à croître ces prochaines années. Même s’il est désormais également touché par les affres des lois capitalistiques et libérales : contrat de travail plus court, demande de retour sur investissement rapide, féminisme militant*, etc. Plusieurs grands projets avancés sont dès à présent dans les cartons. Est-ce que la décision finale sera un nouvel anneau triplant de diamètre ici ou en Chine, ou un accélérateur linéaire de cent kilomètres de long coincé entre Lausanne et la vallée du Rhône ? Nous le saurons dans un avenir proche si l’hubris de nos scientifiques n’a pas fini par agacer nos dieux et la planète nous abritant. Et en attendant, ce vaisseau amiral du génie européen continuera de voguer vers le monde de demain, mais vers quel monde ?
Julien Ruzé
*Alessandro Strumia, professeur de physique des particules de l’université de Pise, en a fait dernièrement les frais à la suite de propos tenus lors d’une conférence organisée (fin septembre 2018) au CERN et ayant pour thématique : « Théorie des hautes énergies et genre ». Une cabale ayant été lancée par des féministes militantes, le CERN a décidé de mettre fin à sa collaboration avec le scientifique italien. Sur cette affaire Strumia :
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