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Francis Bergeron : « Tintin véhiculait des valeurs qui me correspondaient » [Interview]

Francis Bergeron est journaliste pour le quotidien Présent et auteur de nombreux ouvrages, notamment pour la jeunesse. Spécialiste de Tintin et de son créateur Hergé, sur lequel il a également écrit plusieurs livres, il a accepté de répondre à nos questions en cette année marquant le 90ème anniversaire du célèbre reporter…

Breizh-info.com : Francis Bergeron, d’où vient votre passion pour Tintin ?

Francis Bergeron : Comme tout le monde ou presque : de l’enfance. Quand on m’a offert mon premier Tintin, je ne savais pas lire. Mais j’avais été frappé de voir mon père lire mon album et y trouver un réel plaisir. S’agissait-il d’un livre pour moi ou pour les grandes personnes ?

Plus tard, pendant mon adolescence, il m’a semblé que Tintin, comme Bob Morane, Buck Danny, Sherlock Holmes, Les histoires de l’oncle Paul, ou La Patrouille des castors, véhiculait des valeurs, une éthique, un état d’esprit qui me correspondaient, par tradition familiale, sans doute.

Par la suite, engagé politiquement dans des groupuscules activistes, j’ai découvert avec un infini bonheur que Hergé avait fréquenté des personnages qui me fascinaient, comme Léon Degrelle, dont j’avais lu l’épopée militaire, qu’il avait dessiné une aventure anticommuniste au pays des Soviets, album mythique, introuvable, dont j’ai pu lire pour la première fois les bonnes pages dans le mensuel anticommuniste Impact, au tout début des années 70.

Breizh-info.com : Quel est votre album favori et pourquoi ?

Francis Bergeron : Chaque tintinophile a son ou ses albums favoris. Quand je fais une conférence sur Hergé et Tintin, je pose souvent cette question ; quel est votre album préféré ? J’ai remarqué que les albums cités sont rarement les plus connus, comme Tintin au Congo, Tintin en Amérique, Les cigares du pharaon, On a marché sur la lune.

Personnellement je place au-dessus de tous Le Secret de la Licorne et Le trésor de Rackham le Rouge. Ces albums font vivre deux histoires parallèles, à deux époques différentes : celle du capitaine Haddock et celle du chevalier de Haddock. Il y a des morceaux d’anthologie : la visite du marché aux puces de Bruxelles, le combat du chevalier de Haddock et de Rackham le Rouge, la crypte de Moulinsart. L’exploration sous-marine des vestiges de La Licorne, l’inauguration du musée… C’est un cycle parfait !

Breizh-info.com : Vous avez écrit deux livres sur Hergé (Georges Rémi, dit Hergé, publié en 2011, et Hergé, le voyageur immobile, en 2015). Quelles sont les caractéristiques de l’auteur qui ont attiré votre attention ?

Francis Bergeron : En fait, j’en ai écrit trois. Avec Alain Sanders et quelques autres, illustré par Aramis, nous avons en effet publié Hergé et nous, dans les années 90. Ce livre nous a valu un procès et une condamnation plutôt sévère… que nous n’avons pas payée, d’ailleurs. Il faut dire que les dessins d’Aramis étaient très politiquement incorrects ! Récemment, dans une vente aux enchères consacrée à l’œuvre de Hergé, j’ai eu le plaisir de voir cet ouvrage estimé 200 euros ! À l’époque j’aurais dû me mettre de côté le tirage complet, ma fortune était faite !

Mais, pour revenir à votre question, je dirais que ce qui m’a frappé, chez Hergé, c’est – malgré le succès de ses albums – sa gentillesse, sa modestie, sa disponibilité à l’égard de ses jeunes lecteurs. Il n’a jamais pris « la grosse tête ». Je dirais même qu’il n’a jamais eu conscience qu’il construisait une œuvre.

Breizh-info.com : Plus les années passent, plus les polémiques au sujet d’Hergé se multiplient, alors était-il vraiment raciste, comme le suggèrent les détracteurs de Tintin au Congo, ou même un sympathisant des Nazis, comme disent ceux qui pointent du doigt ses liens avec le journal Le Soir pendant la guerre ?

Francis Bergeron : Hergé était de son temps. Sa vision du Congo est celle qu’avaient tous les Belges de l’époque, vision renforcée par la visite du musée royal d’Afrique de Tervuren, à Bruxelles. Un Congo quelque peu idéalisé, une vision paternaliste, mais affectueuse. Une parfaite symétrie de celle des Français à l’époque de l’exposition coloniale. Et alors ?

Quant aux sympathies politiques d’Hergé, il ne faut pas non plus les surévaluer. Hergé était très fidèle en amitié. Qu’il s’agisse de Tchang, du père Norbert Wallez, de Degrelle, de Paul Jamin (Jam), de Félicien Marceau, de Van Melkebeke, de Robert Poulet, de Paul Werrie. Il fut la providence des épurés belges, et même des autres (Bardèche, par exemple). C’est tout à son honneur.

Mais il me semble que ces aspects ne font que donner davantage de corps, de densité au personnage, de le complexifier. Hergé n’est pas un homme insipide, propre sur lui, une simple usine à dessiner des petits personnages pour les enfants. Comme pour Céline, Henry de Monfreid ou Jack London, son œuvre est magnifiée par sa vie et sa légende, lumineuse et sombre.

Je pense aussi que la grande vague de mise en cause d’Hergé est finie. Après la mort d’Hergé, en 1983, et alors que le politiquement correct n’avait pas encore suscité ses contre-poisons, on pouvait craindre une opération de diabolisation définitive. Mais ce ne fut pas le cas, et aujourd’hui il n’y a plus de « scandales » à découvrir. Pierre Assouline, dans sa biographie, a exploré les moindres courriers du père de Tintin. Les psychanalystes ont étudié chaque album, etc. Un recentrage sur l’œuvre s’est opéré.

Il y aurait bien davantage à dire sur le stalinisme de Picasso, d’Aragon ou d’Éluard, sur le polpotisme d’une bonne partie des intellectuels et artistes d’après-mai 68, etc.

Breizh-info.com : Pourquoi les journaux n’ouvrent plus ou presque leurs lignes aux auteurs de bandes dessinées ?

Francis Bergeron : Jusqu’à une époque assez récente, la bande dessinée était un produit cher. La prépublication des récits en feuilletons à suivre, dans des revues, était une nécessité économique. L’album arrivait ensuite.

Aujourd’hui l’album a sa vie autonome. Le bouche à oreille des cours de récréation, les réseaux sociaux, les rayons des grandes surfaces, la publicité qui exploite les personnages de BD, contribuent au succès. Sans parler des films et dessins animés tirés d’albums, des expositions, des ventes aux enchères médiatisées, des timbres-postes…

Breizh-info.com : La caricature a-t-elle remplacé la bande dessinée ?

Francis Bergeron : Ce sont deux domaines parallèles. Il n’y a pas vraiment de passerelles, d’ailleurs. Je ne connais pas le cas d’un grand de la BD qui ait été un grand du dessin de presse, et vice versa. Les ressorts sont très différents. Le caricaturiste base son travail sur l’humour ou la rosserie. La bande dessinée (en tout cas à partir d’Hergé) se rapproche des techniques de découpage du cinéma.

Breizh-info.com : Quelle place Hergé conservera-t-il dans l’histoire ?

Francis Bergeron : Dans l’histoire avec un grand H ? Aucune. Dans l’histoire de la bande dessinée ? La première. Dans l’histoire artistique du XXe siècle ? L’une des premières.

Son œuvre est dorénavant gravée dans le marbre de l’éternité, comme celles des plus grands de chaque époque.

Breizh-info.com : Tintin est désormais repris par les américains, via le cinéma. Le film de Spielberg fait-il honneur au personnage d’après-vous et qu’attendez-vous de la suite que réalisera Peter Jackson ?

Francis Bergeron : Ce qui m’a frappé, dans le film de Spielberg, c’est qu’il a mis en valeur l’épisode où Tintin et Haddock sont recueillis dans le désert par la Légion étrangère. Au nom de l’anticolonialisme, et autres billevesées, un film comme celui-ci tourné en France ou en Belgique aurait occulté cette partie du récit.

Je n’ai aucune idée de ce que pourrait être la suite. L’important, c’est de valoriser toujours plus l’œuvre de Hergé. De ce point de vue, on ne peut que se féliciter d’initiatives qui vont accentuer le caractère international de l’œuvre.

Breizh-info.com : Il y a d’innombrables anecdotes autour d’Hergé et de son héros, y en a-t-il une en particulier que vous souhaiteriez nous raconter ?

Francis Bergeron : Hergé faisait un gros complexe. Il était célèbre, mais il était persuadé qu’il ne resterait rien de lui, ensuite, qu’il n’était qu’un amuseur pour enfants.

Il s’est mis à prendre des cours de peinture, puis il a commencé à peindre. Il nous faisait du sous-Miro, du sous-Bernard Buffet, etc. Un jour, avec ses toiles sous le bras, il est allé voir des galeristes bruxellois. Ceux-ci n’ont guère manifesté d’enthousiasme. Mais ils lui ont dit :

– En revanche, si vous avez des planches originales des albums de Tintin, nous sommes preneurs…

Une autre anecdote amusante : quand Hergé venait à Paris, il se rendait parfois chez Maurice Bardèche, le beau-frère de Robert Brasillach. Et pour ses enfants, il dessinait des personnages de sa saga.

Aujourd’hui, la famille Bardèche ne sait plus ce qu’elle a fait de ces dessins. Probablement Suzanne et Maurice les ont-ils jetés, après que les enfants les aient coloriés, ou gribouillés…

Breizh-info.com : Tintin a désormais 90 ans : sera-t-il encore un héros dans un siècle, pour les générations futures ? Pourquoi ?

Francis Bergeron : Je crois avoir répondu à cette question. Tintin est un héros à la fois daté (ce qui en accentuera toujours le charme) et intemporel.

Il me semble en effet qu’il continuera à séduire des générations d’enfants, et donc ensuite des générations d’adultes. Car quand on pénètre dans cet univers, c’est pour la vie.

Propos recueillis par Alexandre Rivet

Crédit photo : Société Moulinsart
[cc] Breizh-info.com, 2019, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine – V

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