Tard dans la soirée, ce mardi 29 janvier, les députés des Communes ont trouvé un accord sur l’impossible : renvoyer Theresa May, Premier ministre, renégocier à Bruxelles le statut des deux Irlande, dit aussi backstop, ou ‘filet de sécurité’. Michel Barnier, médiateur en chef de la sécession britannique d’avec l’UE, avait pourtant averti dès le mois de novembre que ce chapitre – le plus complexe à mettre en place dans l’accord déjà négocié – n’était pas modifiable.
Plutôt jouer la montre et l’affrontement contre l’UE
A prendre ou à laisser ? Non, ni l’un ni l’autre, disent les Communes. Plutôt jouer la montre et l’affrontement contre l’UE, alors qu’il ne reste que cinquante-huit jours avant la séparation à échoir le 29 mars prochain. A preuve : un amendement-piège a aussi été voté ce mardi, affirmant que les Communes s’opposaient finalement à un Brexit dur, lequel leur serait pourtant imposé quand Mrs May leur narrera mi-février l’échec de sa mission. Autant prendre un coup d’avance, du genre : c’est Bruxelles qui nous imposera ce que nous n’avons pas voulu…
Ainsi, rien ne semble empêcher la machine représentative de Westminster de tourner sans fin sur elle-même, comme si elle fonctionnait hors du monde. Les manœuvres qui s’y déroulent rappellent à s’y méprendre la vieille histoire de Raymond Devos, arrivé par surprise en voiture sur une place où toutes les voies de sortie sont impraticables. Que faire, demande-t-il à l’agent de police ? Tournez avec les autres… Il insiste : Ils tournent depuis combien de temps ? Réponse : Il y en a, ça fait plusieurs mois…
Telle est bien la situation parlementaire londonienne. Dans une assemblée souveraine où aucune tendance pro-Brexit ni anti-Brexit n’a de majorité, il suffit de dix députés du Democratic Unionist Party [DUP, parti nord-irlandais pro-britannique, le cinquième en nombre aux Communes] pour faire ou défaire un amendement ou un article de loi. Ce double statut de minoritaire et d’arbitre en dernier ressort convient très bien au DUP, partisan d’un Brexit dur et rapide. Mais chaque fois qu’il met Mrs May dans l’embarras, il bloque aussitôt deux fortes minorités de députés, conservateurs et travaillistes mêlés, ceux qui préféreraient rester dans l’UE, et ceux qui en tiennent pour un accord de retrait négocié, aux fins de protéger temporairement les intérêts du commerce et de l’industrie du Royaume.
Éviter la réapparition brutale d’une frontière entre la République d’Irlande (Dublin) et l’Ulster (Belfast)
Le fameux backstop que veulent revoir aujourd’hui les Communes, sans dire par quoi le remplacer, n’a pas été imposé par l’UE, mais demandé par les Britanniques eux-mêmes. Il tente d’éviter la réapparition brutale d’une frontière entre la République d’Irlande (Dublin) et l’Ulster (Belfast). Et cela pour une période de transition de vingt mois, éventuellement renouvelable, et néanmoins nécessaire pour adapter les modalités des échanges commerciaux inter-irlandais ou anglo-irlandais. Durant ce délai, l’essentiel de telles opérations resterait arbitré par les droits et règlements européens, ce que refusent – non sans motif – les brexiters londoniens : il est impensable de rompre la continuité territoriale de la souveraineté britannique, en imposant une frontière maritime et douanière entre Belfast et Londres.
Les paradoxes s’accumulent donc de l’autre côté de la Manche. Nombre de nord-Irlandais, aspirant à se débarrasser des réglementations tatillonnes et souvent absurdes de l’UE, se satisferaient d’un Brexit dur, tout en craignant que la guerre civile, apaisée depuis vingt ans, ne reprenne vigueur. Mais 85 000 d’entre eux (sur 210 000 Britanniques au total) ont néanmoins déjà opté pour un exil en République d’Irlande, avec demande de double nationalité ou de changement de nationalité. Du côté dublinois de l’île, où plus de la moitié de la nourriture et les deux tiers des médicaments transitent par l’Angleterre, et où un tiers des exportations se fait en direction de l’Ulster, le moral n’est pas au beau fixe. Déjà, au début de mars 2018, le front nord de la tempête Emma traversant l’Europe avait bloqué les ports irlandais et gallois, et rapidement vidé les rayons de produits frais dans les commerces. Bien que Dublin reste dans l’UE, un Brexit dur ressemblerait plusieurs mois durant à un Emma permanent, avec des hausses de prix incontrôlées, le temps de réadapter les circuits d’échanges, notamment avec la France, pour ne pas transiter par l’Angleterre.
Le casse-tête des élections européennes
A Bruxelles, les services juridiques tentent, en attendant, de trouver une solution à un autre casse-tête sans jurisprudence : faut-il, oui ou non, demander aux Britanniques de voter en avril pour leurs députés européens ? Dans l’hypothèse où le Royaume resterait dans l’UE, le gouvernement de Mrs May ne disposerait pas du délai nécessaire pour organiser une campagne normale. Le vote pourrait-il se dérouler après les échéances d’avril, elles-mêmes imposées à tout le reste de l’Europe ? Aucun texte ne l’autorise, mais aucun ne l’interdit. De belles empoignades seraient donc à attendre. Et dans l’hypothèse où les Britanniques, craignant un Brexit dur, bénéficieraient d’un délai de grâce avant leur départ, par exemple jusqu’en décembre 2019, doivent-ils voter ? Oui parce qu’ils sont dedans, non parce qu’ils s’en vont dehors. Dès lors, que faire ? En attendant le retour de Mrs May aux Communes, à la mi-février, pour le troisième épisode de la saison 2, il est toujours possible de relire Shakespeare (Julius Caesar [1599], III, 2) :
O judgement, thou art fled to brutish beast,
And men have lost their reason !Bear with me !
« Ô jugement, tu t’es enfui chez les bêtes féroces,
Et les hommes ont perdu leur raison ! Supportez-le avec moi ! »
Jean-François Gautier
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