Je m’appelle Emiliano Sala. Je nais le 31 octobre 1990 dans l’ancien bastion péroniste de la province de Santa Fe, dans une petite ville au nom rigolo. Fêtait-on Halloween à Cululú ? Les enfants arboraient-ils des masques de mort ? Je n’en sais rien.
Je grandis dans une Argentine qui a la gueule de bois. L’année précédant ma naissance, le nouveau président, le péroniste Carlos Menem, entreprend de poursuivre la politique d’austérité économique instaurée par son prédécesseur. Plan d’austérité qu’il avait pourtant largement critiqué. C’est curieux tout de même de changer radicalement d’avis en un claquement de doigts et de tout sacrifier sur l’autel de la dette publique, cette corde au cou qui enserre chaque peuple pour mieux engraisser les puissants. Blocage des salaires, privatisations en masse, 122.000 emplois supprimés dans la fonction publique. C’est à ce prix que Menem parvient à gagner la confiance des investisseurs étrangers et du commerce supranational. Même les Anglais qui viennent pourtant de nous saigner aux Malouines se montrent amis. Les Américains aussi sont sympas avec nous. Vous imaginez notre chance ? Alors pour faire plaisir à Oncle Sam et donner des gages de loyauté, l’Argentine s’engage aux côtés de la coalition pour bombarder l’Irak. C’est pas parce qu’on s’est pris une branlée aux Malouines qu’on ne doit pas foutre sur la gueule à d’autres à notre tour. C’est où d’ailleurs l’Irak ? Bien sûr, de tout ça, je n’ai aucun souvenir. C’est Papa qui m’a raconté. De toute façon, en Argentine, rien n’est grave tant que ça joue au football.
Le football justement… Adolescent, je me rêve en Diego Maradona ou Gabriel Batistuta. Mes entraineurs détectent en moi un fort potentiel d’attaquant. Je crois en mon étoile. Je serai le futur grand de l’Albiceleste*. Comment peut-il en être autrement ? Dans l’Cululú…
Les Girondins de Bordeaux ont très tôt un œil sur moi. On me propose d’intégrer leur filiale argentine de Proyecto Crecer, située à San Francisco. Non…, pas celui auquel vous pensez, un autre San Francisco, à quatre heures de Buenos Aires. Aussitôt, je n’ai d’yeux que pour l’autre côté de l’Atlantique ; les championnats européens, terre d’émigration obligatoire pour tout footballeur qui se respecte.
En 2010, j’ai vingt ans et débarque à Bordeaux pour rejoindre la réserve des Girondins. La voilà la chance de ma vie. Je suis les pas de Claudio Biaggio et Juan Cabrera. Je fais des progrès très rapides en français. On me dit que j’apprends vite la langue de Molière. Je n’ai jamais lu Molière… Pas grave. Le monde professionnel me tend les bras bien que je manque d’expérience au plus haut niveau. Alors on me « prête ». A Orléans tout d’abord. Un prêté pour un rendu et je retourne à Bordeaux. Puis à Niort, trou paumé qui me rappelle la maison argentine. Dieu que tout cela est loin. Je travaille dur. Je m’applique et découvre le championnat professionnel de Ligue 2. On me rappelle à Bordeaux. Je vais enfin pouvoir briller sous le maillot des Girondins, ce club qui a cru en moi. Et puis non… Faire sa place est difficile. Je ne suis pas le seul à être talentueux. Je joue peu malgré des matchs corrects. Treize matchs seulement au compteur en Ligue 1. Bordeaux tient à moi mais me « prête » encore. Je vais à Caen. A quand mon heure justement ? Maintenant peut-être, j’y excelle. A force d’être prêté, il fallait bien que je sois prêt pour revenir à Bordeaux.
Bordeaux ne tient finalement pas tant que ça à moi. Je n’y suis pour rien qu’on me dit. Je n’ai rien à me reprocher. C’est le football. Bordeaux ne veut même plus me prêter. Je suis vendu. Je suis acheté. Je suis à Nantes. Cinq années déjà que je suis arrivé en France… Dieu que tout cela est long. Parfois, j’ai l’impression de perdre mon football. Mon jeu est inégal, je le sais. On me moque, parfois, sur Canal +. Techniquement, on a vu beaucoup mieux certes mais je compense par ma qualité de guerrier. Je veux tous les ballons. J’ai la dalle. Je termine meilleur buteur des Canaris dès ma première saison au club. Certes avec seulement six buts. C’est dire le niveau des autres attaquants du FC Nantes, n’est-ce pas ?
Nantes m’apporte quand même une certaine stabilité. Fini d’être trimballé d’une ville à l’autre. Je ne sais même plus où est Niort sur une carte. Mon jeu progresse. Je deviens l’attaquant vedette du club avec une moyenne de douze buts par saison. Parfois, après avoir marqué, je fais l’avion avec mes bras. Je ne sais pas pourquoi. Je dois avoir l’air très con mais ça n’est pas grave.
Car que je fasse l’avion ou que j’exécute une danse grotesque, je ne sais pas danser, j’ai la grâce d’un horodateur quand je danse, les supporters n’y prêtent aucune attention. Ils sautent, ils hurlent, c’est tout ce qu’ils font quand je marque un but et c’est mon bonheur de les voir. Ces types de la Tribune Loire sont fidèles comme des clébards. Ils seraient sur un bateau couleur canari en train de couler qu’ils n’auraient pas l’idée de grimper sur le navire d’à côté. Forcément, la fidélité dans le football, ça paye pas ! Ceux qui vivent pour le football, ça donne mauvaise conscience à ceux qui en vivent. Alors, les cravateux de la Ligue te présentent la Brigade Loire comme une barra brava**. Faut pas que Noël Le Graët*** assiste à un River Plate-Boca Juniors. Vu le prix de ses costards, ce serait dommage qu’il décore son slip…
Si je dois beaucoup à Bordeaux, c’est Nantes qui me révèle au grand jour. Le public m’adore et je gagne bien ma vie. Mais je suis mercenaire. Alors je commence à regarder ailleurs. On me fait d’ailleurs les yeux doux. Et ça tombe bien, le propriétaire du FC Nantes n’est pas contre une belle plus-value. C’est le business qui veut ça. Je suis la poule aux œufs d’or et si on ne me vend pas avant la fin de mon contrat, plus moyen pour les dirigeants de se remplir les poches. Parmi les courtisans, Cardiff City se montre le plus pressant… et le plus généreux. J’apprends que je vaux 17 millions d’euros. N’allez pas moucharder surtout, le coach n’est pas au courant. Ça me met un peu mal à l’aise mais c’est le football, il parait. Faut le comprendre coach Vahid, sur vingt-six buts marqués par l’équipe, j’en ai mis douze. Bientôt, après moi, c’est le gardien qui aura toutes ses chances de terminer meilleur buteur. Oh, ça va, je rigole !
Cardiff…, l’Angleterre…, la Premier League…, et un salaire multiplié par six minimum ! C’est vrai que Cardiff…, comment dire ? Là-bas, t’as autant de chances de jouer une Coupe d’Europe que mourir dans un accident d’avion mais bon… Et c’est vrai que tu n’y vas pas non plus pour la beauté de la ville. Faut voir ça Cardiff ! Une fois que t’as fais le château et deux rues du centre ville, t’as tout vu. Après ce sont des kilomètres de rues sordides aux maisons de briques rouges identiques aussi tristes que leurs habitants sont patibulaires. Le soir, il fait trois degrés que les gamines se baladent plus à poil qu’à Montalivet****. Les mecs ont des tronches de mangeurs d’enfant jamais rassasiés mais ils aiment le football à ce qu’on me dit. Non pas le football, ils aiment Cardiff. Leur Cardiff qui est une verrue au cul de l’Angleterre. En fait, on m’a dit que Cardiff est au Pays de Galles. Je n’ai pas compris pourquoi ils jouent dans le championnat anglais alors. Je m’en fous un peu en fait… Les Anglais sont incapables de faire comme tout le monde. Et puis, déjà qu’ils nous ont flingués pour des cailloux émergés aux Malouines, alors un pays d’éleveurs de moutons à quelques encablures de chez eux… Ils n’allaient pas ne pas mettre la main dessus. Bref, je m’égare…
Vous savez à peu près tout de ma courte vie désormais. Moi, le petit gamin de la province de Santa Fe qui poursuit son rêve. Je sais que les pages les plus belles sont encore à écrire. Je vous raconterai ça la prochaine fois. J’ai un avion à prendre…
Virgile DERNONCOURT en hommage à Emiliano Sala
* Surnom de la sélection argentine de football
** Nom donné aux groupes de supporters argentins les plus violents
*** Dirigeant de la Fédération française de football
**** Célèbre centre naturiste au Sud de Bordeaux
Crédit photos : DR
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