Le 350e anniversaire de la naissance de Charles Louis Secondat de Montesquieu, né à La Brède, au sud de Bordeaux, le 18 janvier 1668, est l’occasion rêvée d’une relecture de son Esprit des Lois (1748). Les lecteurs bretons y trouveront deux allusions décisives à leurs traditions juridiques, aux Livres III et V.
Montesquieu note ainsi (III, 18,21) : « Le dernier des mâles, qui reste dans la maison avec son père, est donc son héritier naturel. J’ai ouï dire qu’une pareille coutume était observée dans quelques petits districts d’Angleterre, et on la trouve encore en Bretagne, dans le duché de Rohan, où elle a lieu pour les rotures. C’est sans doute une loi pastorale venue de quelque petit peuple breton, ou portée par quelque peuple germain. » Montesquieu est plus précis au livre V (28, 45) en dissertant sur les chartes traditionnelles, dites aussi « établissements », dont il fait remonter les origines écrites à « l’assise de Geoffroy, comte de Bretagne, sur les partages des nobles ».
Il s’agit en fait d’une ordonnance de Geoffroy II de Bretagne, fils d’Henry II Plantagenêt, laquelle reste encore l’un des plus anciens textes juridiques relatifs aux règles de transmission testimoniale des terres. Elle fut lue en grande cérémonie en 1185, au cours d’une assemblée solennelle réunissant à Rennes les grands seigneurs et évêques bretons. Raison pour laquelle elle resta sous le nom d’Assise au comte Geoffroy.
De quoi s’agissait-il ? De la transmission des terres dans la noblesse, selon des directives qui furent ensuite reprises dans les familles ordinaires. Il faut y voir la première formalisation de ce que les travaux de Frédéric Le Play au XIXe siècle (L’Organisation de la famille, 1871), puis d’Emmanuel Le Roy Ladurie (Histoire économique et sociale de la France, 1976) contribueront à définir comme un modèle de « famille souche », habituel dans le monde celtique : ouest de la Bretagne, nord de l’Écosse, pays de Galles, Irlande, ou nord-ouest de l’Espagne à influence celtique (monde basque). Le modèle en sera popularisé ensuite par des sociologues et démographes comme Emmanuel Todd et Hervé Le Bras (L’invention de la France, 1981).
Dans ces familles de genre « souche », les relations entre parents et enfants sont de type autoritaire, marquées par le respect du père et le rôle décisif accordé à la mère, combinés à la perpétuation des valeurs morales jusque dans la cohabitation de plusieurs générations. Les relations successorales entre frères y sont de type inégalitaire, mais néanmoins étendues égalitairement aux sœurs. De telles approches modernes sont conformes à celles suggérées dès le XIIe siècle par l’Assise à Geoffroy, qui résume deux pratiques juridico-testamentaires restées sous les noms de droit juveignerie et de droit de quévaise.
Le droit de juveignerie fut pratiqué dans la noblesse bretonne après Geoffroy II, et notamment dans le duché de Rohan, puis transmis à la société civile. Il consistait à donner à l’aîné qui, marié, quittait le foyer, une terre en partage, laquelle restait dans le parage du père, c’est-à-dire qu’elle lui devait des redevances. Le système continuait avec d’autres terres pour les cadets, s’il en existait, et jusqu’au puîné qui, à la mort du père, recevait le reste des terres en juveignerie, laquelle se différenciait de la seigneurie qui revenait alors à l’aîné. Dans les cas d’héritières filles, elles bénéficiaient d’une dot matrimoniale (martigium) équivalente à leur rang, et le gendre prenait la même place que celle d’un héritier mâle, les règles de juveignerie et de seigneurie continuant de s’appliquer. En cas de décès du puîné ou d’une sœur cadette, la terre en juveignerie revenait à l’aîné. Un tel système testimonial, visant l’indivisibilité des fiefs, évitait le démembrement des propriétés et tentait d’assurer la stabilité des pouvoirs locaux, écartelés qu’ils étaient à l’époque entre les couronnes anglaise et française. L’exercice (non explicite) du contrôle des naissances évitait (déjà) les familles trop nombreuses. Du point de vue de l’histoire de la région, il importe surtout de noter que la juveignerie proposée par Geoffroy faisait passer la Bretagne d’un système tribal de transmission à un système proprement féodal de conservation.
La pratique successorale de la quevaise (quemaes en moyen breton, kevaez en breton moderne) en est une dérivation, appliquée dans les seigneuries ecclésiales ou les propriétés nobles sans héritier. Une propriété étant confiée à un paysan, il devait en cultiver la bonne terre soumise à redevance, le reste étant à son gré, ou à sa puissance de travail, défriché, exploité ou ensemencé à sa façon, presque sans redevance. Une telle organisation permettait tout à la fois un dessouchement de terres boisées, ou une exploitation de landes désertées, une fixation de populations nouvelles, et un éventuel enrichissement de paysans maltraités ou sans emploi. Elle fut décisive pour la paysannerie bretonne.
Ces rappels de la juveignerie et de la quévaise, suggérés par la relecture de l’Esprit des Lois, soulignent combien, au temps des études juridiques de Montesquieu à Bordeaux (1708-1711), les cours de droit des gens et de jurisprudences régionales comptaient pour l’essentiel. Heureuse époque où ces pratiques ordinaires et plurielles l’emportaient, dans la formation des esprits, sur l’unique cours de droit français centralisé qui embuait le jugement.
Jean-François Gautier
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