À quelle paresse intellectuelle faut-il attribuer la grande ignorance de nos concitoyens pour le monde allemand ? À quel tropisme latin ? À quel atavisme soupçonneux ? Est-ce au fait que moins d’un million de Français franchissent chaque année la frontière quand 12 millions d’Allemands nous rendent visite ? Est-ce dû à une forte régression de l’apprentissage de la langue de Goethe au pays de Voltaire ? Ou à une fascination pour le monde anglo-saxon ? Demandez à un Parisien ce qu’il connaît de l’Allemagne : il vous répondra au mieux qu’il a aimé Berlin, cette capitale désormais si branchée, ou visité le château du roi Louis II à Neuschwanstein.
Une incompréhension française
Français résidant en Allemagne, je suis toujours effaré par les commentaires que je peux entendre ou lire en France sur mon pays d’accueil, et par l’incompréhension culturelle qu’ils sous-tendent. Des hommes politiques français qui décrivent un pays peuplé de pauvres déclassés, des journalistes qui voudraient comparer les aléas électoraux d’un pays fédéral avec le séisme politicien d’un pays centralisateur, des commentateurs qui croient renifler à l’est des relents de souffre : rares sont ceux qui sont venus sur place s’enquérir d’une réalité pourtant très lisible. Il est si simple d’accuser l’Allemagne de revenir à ses vieux démons impérialistes et de vouloir reconquérir son « Reich économique » quand elle s’exprime sur la scène internationale et de lui reprocher son égoïsme et son absence d’ambition politique quand elle se tait. Même notre excellent Hervé Juvin est surpris à écrire (Valeurs Actuelles 03.05.2008) : « Les Français n’ont pas sacrifié leur société à leur économie, comme le fait l’Allemagne ». Le Hara-Kiri économique français cacherait donc une stratégie culturelle quand les Allemands auraient vendu au diable leurs églises, leurs traditions, leurs langues régionales, leur solidarité et leur fierté nationale ?
Dans un tel contexte d’incompréhension et de méconnaissance, il faut saluer l’excellent ouvrage de Jean-Marc Holz Les très riches heures de l’histoire économique allemande, qui, sous un titre un peu docte cache une remarquable analyse de ce qu’il conviendrait d’appeler la spécificité nationale allemande. Ce livre est tout sauf un ouvrage sur l’économie : c’est le portrait d’un pays et d’un peuple qui savent se mobiliser pour se relever et se reconstruire après des bouleversements historiques, maintenir leur industrie, éviter de mettre en friche des régions entières, absorber 20 millions de citoyens élevés au lait d’une dictature socialiste, équilibrer les pouvoirs locaux et centraux, se désendetter.
Un roman national
Si Jean-Marc Holz est un universitaire émérite d’une très grande culture dont nous profitons à chacune de ses pages, il a surtout la vertu des grands vulgarisateurs qui savent transmettre avec clarté et simplicité leur immense savoir. Son livre se lit comme un roman (national) et sa remarquable structure en fait un instrument de travail particulièrement pratique. Comme il nous l’explique pour introduire 44 chapitres-sujets variés mais cohérents, il s’agit « d’une histoire granulaire se déployant comme un long collier dont on ne voit que quelques perles, unies par un fil invisible ».
Jean-Marc Holz remonte jusqu’à la création du Saint-Empire germain pour retrouver les racines d’un comportement très résilient et insiste à juste titre sur les apports de la Réforme pour expliquer à quel point la société germanique « a été (…) jusqu’à nos jours dominée par un principe d’autorité, par l’éthique du devoir et un certain conservatisme ». Si le sens de l’obéissance a été amendé depuis 1945 par une demande de contexte et de débat, le monde du travail et la société conservent cette image de « sérieux protestant » dont se moquent volontiers les latins plus fantaisistes.
Les différents sujets sont placés dans une perspective historique pour en relier les origines selon le principe du « collier de perles », mais les matériaux que livre l’ouvrage, divers, cohérents et complémentaires, ne se limitent pas à l’histoire. Il faut donc choisir quelques exemples en guise d’échantillons pour caractériser la grande richesse des sources et des informations.
Le Mittelstand, cœur d’un écosystème stimulant
L’auteur étudie ainsi les origines et la pérennité du « Mittelstand », ce tissu d’entreprises moyennes et dynamiques, souvent à capitaux familiaux et qui constituent le ciment de l’attachement des allemands pour leur usine, parfois pour une vie entière (comprenez de 16 à 64 ans !). « Le Mittelstand est au cœur d’un écosystème régional, protecteur et stimulant. On n’oublie pas qu’il est un acteur essentiel dans la construction du lien social, par les places d’apprentissage qu’il offre ». Et à ce titre, il est choyé, soutenu, conseillé, piloté… Le lien organique de ses dirigeants avec leurs entreprises permet en effet une vision long-terme et une responsabilité sociale affirmée qui tranchent avec le court-termisme, voire le cynisme calculateur de certaines élites françaises aux manettes de nos pépites nationales. Sait-on que Kärcher (3 Milliards d’€ et 10.000 employés) est une entreprise familiale et que ses 1000 consœurs familiales génèrent en Allemagne 1,73 trillion d’€ de chiffre d’affaire annuel ? Lors de la crise de 2009, je visitais un fournisseur de machines-outils en Westerwald, industriel qui se battait alors pour la survie de l’entreprise que lui avait léguée son père. Sa motivation était simple : « Si je mets la clef sous la porte, j’ai de quoi vivre. Mais comment pourrai-je encore aller au village pour croiser toutes ces familles que j’aurai mises au chômage ? » Citons aussi les pactes d’actionnaires, fréquents entre membres d’une même famille, pour s’interdire de vendre leurs parts à l’extérieur et transmettre ainsi l’entreprise à la génération suivante.
La cogestion est plus proprement appelée « codécision » par Jean-Marc Holz pour ne pas laisser penser à une ingérence quotidienne des partenaires dans la conduite de l’entreprise alors qu’il s’agit de prendre en conseil d’administration des décisions comprises et acceptées par les représentants des salariés. L’idée d’élire un comité d’établissement par usine est proposée dès 1848 par un industriel et rentrera dans la culture allemande pour devenir une évidence non-conflictuelle. Pour expliquer ce souci permanent de concilier les intérêts réels des parties, rappelons que les syndicats travaillent eux au niveau des branches professionnelles et n’interviennent pas dans le travail des comités d’entreprise. Lorsque je suis passé en 2008 de la direction d’une usine française à celle d’usines allemandes, j’ai calculé que je récupérais 25% de temps de travail effectif, temps qui ne s’évaporait plus en discussions interminables avec des syndicats locaux, voire en perpétuels conflits judiciaires. L’auteur rappelle que dans ses statuts, le « Betriebsrat » (Comité d’établissement) « doit créer une relation de confiance avec la direction, un climat propice au dialogue et au travail ». Ne pensez pas que ses représentants se laissent tondre en silence : ils défendent des intérêts pragmatiques et non des points de vue idéologiques. C’est cet esprit de consensus constructif, inscrit dans les gènes de l’industrie allemande, qui a contribué à protéger jusqu’à aujourd’hui l’outil de travail commun.
L’Allemagne et l’ordolibéralisme
Égrenant quelques perles pour donner envie d’ouvrir l’écrin et découvrir les autres, je veux enfin évoquer ce concept très allemand d’ordolibéralisme que Jean-Marc Holz explique de manière limpide. Rappelons en préambule que les allemands, y compris le SPD, ont tourné le dos au marxisme dès le milieu du siècle dernier et que tous les partis cherchent une voie pour conjuguer capitalisme et protection sociale, conscients qu’une protection n’est viable que lorsqu’un pays peut la payer (…). Dans la droite ligne de Luther et du christianisme social, les théoriciens de l’ordolibéralisme affirment dès le début du vingtième siècle la primauté des valeurs sur les intérêts et la soumission de l’économie à la morale. W.Röpke affirme ainsi (1961) que « c’est un commandement de la morale et de l’humanité que d’adapter l’économie à l’homme et non l’homme à l’économie », précepte que nos dirigeants occidentaux pourraient aujourd’hui méditer. L’ordolibéralisme a inspiré après la guerre l’économie sociale de marché. Il considère que « le rôle de l’Etat se limite à fixer les règles juridiques assurant le bon fonctionnement du marché tout en déployant un filet social à la population », considération qui doit être complétée par un principe de subsidiarité très vivace qui veut que tout sujet pouvant être traité, et souvent négocié, à l’échelon local par les partenaires ou par le Land, ne doit pas remonter au niveau fédéral, principe efficace qui contraste avec l’hypercentralisation française. C’est ainsi que le débat sur le salaire minimum en 2014 n’a pas été compris en France où il paraissait évident que la loi était le seul vecteur de régulation possible quand de nombreux acteurs allemands, sans être hostile au principe d’un taux de base, souhaitaient que celui-ci soit fixé par les branches professionnelles ou les régions, en s’adaptant aux particularités locales.
Les valeurs qui fondent cette prospérité allemande que beaucoup jalousent, sont bien rappelées par Jean-Marc Holz : « Il existe un inconscient des peuples, fait de souvenirs, de vieilles peurs, et de ces attitudes et représentations : le sens du devoir, l’éthique de responsabilité, la probité, la valeur du travail, l’esprit collectif, la rigueur, le goût de l’ordre… » Sa conclusion pourrait aller jusqu’à évoquer l’homogénéité d’un peuple et d’une culture qui, dès lors qu’elle se dilue par des apports ne partageant ni la même histoire ni les mêmes valeurs, risque fort de perdre de sa saveur, de sa force et de sa résilience ! Pour conserver de « très riches heures » en tant que peuple, les allemands devraient aussi veiller à se préserver.
Eric Blanc
Les très riches heures de l’histoire économique allemande, Jean-Marc Holz, Presses Universitaires de Perpignan – Collection Études
Source : Correspondance Polémia