Il y aurait une thèse de doctorat de science politique à écrire sur les tentatives de réinterprétation des « Bonnets rouges » sous l’angle d’une gauche orthodoxe. Les manifestations de Pont-de-Buis et de Quimper ont déclenché un vrai séisme intellectuel. Patrons, ouvriers, commerçants et simple quidams ont défilé coude à coude sous le même bonnet. Un sondage publié fin octobre par Dimanche Ouest-France a montré que 85 % des Bretons ne faisaient pas confiance au gouvernement pour faire face à la crise, mais que 90 % d’entre eux faisaient confiance aux salariés et 80 % aux chefs d’entreprise – c’est-à-dire qu’au moins 70 % des Bretons font confiance à la fois aux patrons et aux salariés. D’un point de vue marxiste ou post-marxiste, on nage en pleine dissonance cognitive. Ça ne peut pas être vrai car ça ne cadre pas avec le dogme de la lutte des classes.
Sonnée par l’événement, dans un premier temps, début novembre, la gauche bourdonne comme une fourmilière éventrée. Il faudra plusieurs jours pour que les esprits se ressaisissent et livrent une interprétation plus orthodoxe des événements. L’explication donnée est essentiellement de type conspirationniste : le patronat et les fascistes instrumentalisent un mécontentement social. On notera que cette tentative de recadrage idéologique vient essentiellement de la presse de gauche (Le Monde, Libération, Le Nouvel Observateur…). La presse a montré en cette occasion qu’elle était bien un quatrième pouvoir, si ce n’est le premier, et qu’elle restait le point d’appui le plus solide du gouvernement socialiste.
Les syndicats ont mis plus de temps pour articuler leur réaction. Après la grande manifestation de Quimper, il leur a fallu trois semaines pour organiser à leur tour quatre manifestations volontairement dispersées. Le relatif échec de cette opération montre que leurs craintes ne sont pas injustifiées : ils risquent de perdre le monopole de la contestation sociale. Quant au Parti socialiste, il semble s’être évaporé.
Effilocher les bonnets rouges, maille après maille
Mais où sont les intellectuels de gauche ? On ne les a pas beaucoup entendus. Pourtant, ils ne peuvent fermer les yeux sur des événements d’une telle portée. Assez intelligents pour ne pas adhérer en masse au simplisme conspirationniste, sont-ils assez libres d’esprit pour reconsidérer leurs postulats ? La tendance serait plutôt à lancer des « raids idéologiques » ponctuels contre tel ou tel aspect des Bonnets rouges, faute de pouvoir appréhender le mouvement de front.
Le plus notable de ces raids, à ce jour, est la tribune libre diffusée la semaine dernière, comme une bouteille à la mer de naufragés intellectuels, par les historiens de gauche Alain Croix, André Lespagnol et Fanch Roudaut, et reprise par divers médias. Son incipit, assez cocasse au regard de la suite du texte, est le suivant : « Depuis un mois, on assiste à une manipulation de l’histoire de la Bretagne, à un degré rarement atteint ». L’Agence Bretagne Presse a publié une intéressante réponse de Bertrand Deléon.
Comme un taureau agacé par la muleta, les trois historiens chargent les Bonnets rouges, sans voir qu’ils ne sont que la métaphore d’un ras-le-bol généralisé. À les en croire, porter un bonnet rouge serait un « travestissement de l’histoire » et même une « escroquerie intellectuelle », faute d’une dimension sociale. La révolte de 1675, notent-ils « vise tous ceux qui, de près ou de loin, peuvent être perçus comme des exploiteurs : seigneurs, agents du fisc, clergé même ». Ils ne disent pas en quoi il en irait autrement de nos jours. Par chance, les « exploiteurs » d’aujourd’hui sont avant tout des radars, portiques et autres mécaniques. Cela limite les effusions de sang.
Mandarins exploiteurs
« Cette révolte, qui oppose des paysans bretons à leurs exploiteurs bretons, est avant tout sociale », insistent les historiens, apparemment incapables de penser en d’autres termes qu’exploiteurs/exploités et d’admettre que l’État peut faire partie des premiers. Ils paraissent surtout ignorer que la société bretonne contemporaine s’est diversifiée : les paysans bretons sont aussi devenus artisans, commerçants, ouvriers, chefs d’entreprise. En revanche, les stocks de grands seigneurs et de haut-clergé se sont réduits à pas grand chose.
Quand de nos jours des paysans, ouvriers, patrons, etc. bretons affrontent des CRS bretons, ils ne s’en prennent évidemment pas aux individus mais aux agents du gouvernement. L’écotaxe de 2013 n’est pas si différente du papier timbré de 1675. L’État de 2013 paraît illégitime parce qu’il alourdit ses taxes sans accroître en contrepartie ses services régaliens – il se comporte en exploiteur. Une catégorie dans laquelle on pourrait ranger aussi certain haut-clergé universitaire : la tribune signée par MM. Croix, Lespagnol et Roudaut menace moins les Bonnets rouges que leur propre statut intellectuel.
Erwan Floc’h
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