02/11/2013 – 08H00 Bretagne (Breizh-info.com via Polemia) Hervé Juvin vient de publier le troisième ouvrage d’une trilogie dont les deux premiers étaient intitulés « L’avènement du corps » et « Produire le monde » ; cet ouvrage est intitulé « La grande séparation » et est une ode à la diversité du monde naturel en général et humain en particulier. Cet ouvrage est particulièrement bien venu à un moment où les sociétés occidentales tendent à détruire le premier et à unifier le second.
Comment peut-on être de Guémené* en 2013 ?
C’est sur cette interrogation qui peut surprendre que s’ouvre ce livre dérangeant et important ; en effet, comment peut-on se réclamer d’un terroir et d’une tribu en ces temps de nomadisme ; comment peut-on préférer, parmi tous les terroirs magnifiques que compte notre planète l’un d’entre eux en particulier et comment peut-on avoir besoin de cultiver des liens privilégiés avec les indigènes de ce terroir en ces temps d’individualisme obligatoire. Contrairement à ce que disent en boucle les chantres de la mondialisation heureuse, l’enracinement dans une communauté n’est pas haine de l’autre mais il établit une distinction qui seule est à même de permettre la solidarité, car, comme l’a bien compris le philosophe Jean-Claude Michéa, la solidarité ne peut exister que dans de véritables communautés ; la planète uniformisée et atomisée que Jacques Attali appelle de ses vœux serait un enfer dans lequel la cupidité anonyme règnerait sans limites. Il est évident que la division de l’humanité en communautés dotées de leurs propres cultures et de leurs propres intérêts est susceptible de générer des conflits mais comme l’a écrit Claude Lévy-Strauss, c’est le prix à payer pour maintenir la diversité humaine. Par ailleurs, l’argument des mondialistes qui affirme que la paix éternelle et universelle impose la création d’un état mondial ne vaut rien parce qu’un tel état supprimerait sans doute les guerres inter-étatiques mais pas les guerres civiles , lesquelles sont les plus dures. En fait l’unification mondialiste ne peut venir à bout du conflit, lequel est au cœur de notre nature. La suppression des frontières étatiques ne marque pas la fin des conflits de nature économique, sociale, religieuse ou ethnique et quand les états historiques disparaissent, de nouvelles tribus se forment, en général sur des bases ethniques ou religieuses . L’organisation du monde sur la base d’états souverains telle que nous l’avons connue au cours des derniers siècles a permis une diminution importante de la mortalité guerrière par rapport aux périodes antérieures comme l’a montré Jean Guilaine dans son livre intitulé « Sur le sentier de la guerre ».
Le Même et l’Autre
Une des caractéristiques principales de la civilisation occidentale réside dans son refus de l’Autre, dans sa volonté d’imposer la Mêmeté; mais cette obsession de l’uniformisation est une autre forme du racisme, un racisme qui nie l’Autre et qui lui impose de se fondre dans le Même. Le livre d’Hervé Juvin est un plaidoyer en faveur de l’Autre, de tous les Autres, un plaidoyer en faveur de la différence et de la pluralité ; ce livre qui est consacré à la problématique essentielle du vingt et unième siècle, universalisme versus pluralité, est une vraie bouffée d’air frais et le signe d’un changement qu’il décrit. L’humanité a goûté au cosmopolitisme pendant quelques décennies et en a déjà fait le tour ; elle a constaté tout ce que cette idéologie avait de pervers. Hervé Juvin lève le voile sur ses fondements véritables qui sont tout sauf désintéressés : « La proclamation d’une ère post-nationale, les agressions organisées contre les nations européennes et les peuples du monde ont le même objectif : assurer à la révolution capitaliste la maîtrise d’un monde unique et d’une société planétaire d’individus à disposition ».
La grande séparation
Il y a deux façons d’envisager la grande séparation ; celle des oligarques mondialistes qui séparent les hommes verticalement : dirigeants de l’ordre libéral mondialisé d’une part, exécutants de l’autre, eux-mêmes séparés en sous-catégories plus ou moins éloignées de la caste dirigeante et il y a celle des partisans d’une anthropologie pluraliste qui sépare horizontalement l’humanité en communautés « organiques ». La deuxième façon de séparer, qui est celle que promeut Hervé Juvin et qui participe de ce qu’on peut appeler la cause des peuples (il écrit : « Il faut inverser radicalement la proposition des droits de l’homme : les droits des peuples, d’abord, comme la conférence d’Alger les avait affirmés en 1974, les droits de l’individu, ensuite »), présente deux avantages : elle permet la pratique d’une vraie solidarité et la satisfaction de notre besoin d’identité. Quant à la première, elle permet de satisfaire l’égo de certains mais elle mène à l’anomie car, comme l’écrit Hervé Juvin : « L’anomie qui guette nos sociétés en voie de décomposition ethnique, morale et sociale rapide, n’est pas un dommage collatéral de l’avènement de l’individu, du constructivisme juridique et de la primauté de l’économie. Elle en est une composante essentielle ». Elle mène aussi, du fait de l’affaissement des solidarités, à l’injustice et à la montée des inégalités comme nous le constatons depuis trente ans.
Ces deux modes de séparation sont présents simultanément : d’un côté les firmes transnationales sont de plus en plus puissantes, les organisations néo-libérales ( OMC, FMI, Banque Mondiale ) et les oligarchies régionales qui leur sont liées continuent d’appliquer leur programme visant à l’éradication des états historiques, tout particulièrement en Europe où l’organisation de Bruxelles continue sa marche frénétique vers l’atomisation des peuples. D’un autre côté, on constate une augmentation permanente du nombre des états et des résurgences de plus en plus fréquentes d’identités ethniques ou religieuses. Il y a aussi une renaissance des patriotismes traditionnels ; ainsi en Europe, le choc de la mondialisation imposée par Bruxelles a provoqué la naissance de révoltes patriotiques et anti-européistes qu’on ne croyait plus possibles depuis 1968.
L’apport de la psychologie évolutive
Les spécialistes de psychologie évolutionniste tels qu’Edward O. Wilson ( il fût le créateur de ce qu’on appela la sociobiologie ), qui vient de publier un livre intitulé « La conquête sociale de la terre », nous disent que notre nature est profondément tribale et territoriale ; notre nature tribale est liée au fait que nos ancêtres ont évolué principalement sous l’effet d’une sélection de groupe et secondairement seulement sous l’effet d’une sélection individuelle. Cette évolution à plusieurs niveaux explique que nous soyons toujours tiraillés entre altruisme et égoïsme ; l’altruisme qui est une conséquence de la sélection de groupe est une dimension essentielle du tribalisme parce qu’il induit une forte cohésion de la tribu face aux tribus concurrentes, tandis que l’égoïsme permet seulement aux membres de cette tribu de tirer le meilleur parti de leur appartenance à celle-ci. Edward Wilson insiste sur le fait que le succès évolutif de l’humanité tout comme celui des fourmis repose sur le fait que ces espèces ont évolué vers l’eusocialité dont l’altruisme tribal est le fondement principal.
Wilson écrit dans ce livre : « L’altruisme authentique est fondé sur un instinct biologique pour le bien commun de la tribu, mis en place par la sélection de groupe et qui a permis aux groupes d’altruistes dans la préhistoire de l’emporter sur les groupes d’individus désorganisés par l’égoïsme. Notre espèce n’est pas celle de l’homo économicus ». Notons que du fait que la sélection de groupe a prévalu sur la sélection individuelle, nous sommes des êtres avant tout sociaux comme l’avait bien compris Aristote. Cela permet de récuser l’anthropologie individualiste qui est commune à tous les libéraux de droite et de gauche ainsi qu’aux individualistes de tendance collectiviste. Les histoires d’individus solitaires se réunissant après avoir passé contrat sont des fables sans fondement ou de pures constructions intellectuelles n’ayant aucun rapport avec le réel.
Nous pourrions écrire beaucoup plus longuement sur l’ouvrage riche et dense d’Hervé Juvin que tous ceux qui refusent l’unification, l’uniformisation et la mise à sac de notre planète trouveront du plaisir à lire. Quant à celui d’Edward Wilson, il marque un tournant dans l’avancée de la psychologie évolutive.
Bruno Guillard
Polémia
Hervé Juvin – La grande séparation – Gallimard collection Idées – 22€
Edward O. Wilson – La conquête sociale de la terre – Flammarion – 25€
*Guémené-Penfao, d’où est originaire Hervé Juvin, est une commune de Haute-Bretagne située tout au nord du département de Loire-Atlantique dans ce que les indigènes, dont je suis, appellent le Pays de la Mée.
Photo : DR
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