Il est des silences plus assourdissants que les cris : celui qui entoure Renaud Camus dans l’espace public français appartient à cette catégorie rare où l’absence devient signification. Depuis plus d’une décennie, l’auteur du Grand Remplacement vit sous la férule d’un bannissement social, soigneusement entretenu par une presse qui préfère l’exorcisme à la lecture, la condamnation rituelle à la discussion raisonnée. Et pourtant, voici que, depuis l’autre rive de l’Atlantique, une voix inattendue s’élève pour briser l’omerta. Dans une tribune parue dans le très sérieux Wall Street Journal, Dominic Green, historien britannique et essayiste, dresse un portrait lucide, presque admiratif, de l’homme que tant aiment à haïr sans l’avoir jamais lu.
« Renaud Camus est peut-être le penseur vivant le plus important dont personne n’a entendu parler. Il est assurément le plus mal compris. », écrit d’emblée Green, plantant le décor avec cette précision clinique dont les Anglo-Saxons ont le secret. Camus, désormais âgé de 78 ans, est selon lui un penseur capital pour notre époque, mais frappé d’invisibilité dans sa propre patrie. Non parce que ses idées seraient sans intérêt, mais précisément parce qu’elles dérangent l’ordonnancement idéologique établi.
L’essentiel de la tribune s’attache à dissiper les malentendus tenaces autour de la notion de Grand Remplacement, ce concept que Camus forgea en 2011 dans un petit essai à diffusion confidentielle, et qui devint malgré lui le label de toute une famille d’inquiétudes démographiques. Green souligne que « Il ne faut pas confondre le « Grand Remplacement » de M. Camus avec la « théorie du Grand Remplacement » diffusée par Tucker Carlson et d’autres tribuns de la demi-vérité à droite. ». Autrement dit : à la différence des démagogues américains qui y accolent des fictions complotistes sur des élites occultes, Camus ne voit dans cette substitution progressive des peuples européens rien d’autre qu’un fait observable, une conséquence non préméditée mais systémique des politiques migratoires occidentales. Une lecture non pas fantasmatique, mais sociologique, que l’on gagnerait à examiner plutôt qu’à diaboliser.
Ce que Camus dénonce, selon Green, c’est la logique de la mondialisation libérale, cette vision utilitariste de l’homme interchangeable, « cogs in a machine », rouages anonymes d’une économie désenchantée. Il n’y a là ni haine, ni appel à la violence. Seulement, comme chez Bernanos ou Orwell, l’intuition douloureuse d’un monde qui se défait. Camus ne cherche pas des boucs émissaires : il déplore un « disaster », un désastre structurel, auquel personne, surtout pas les gouvernants, ne veut accorder de nom.
Mais le prétexte à cette tribune est un événement bien réel : l’interdiction faite à Camus d’entrer sur le territoire britannique, décrétée par le Home Office au motif que sa présence ne serait « pas propice au bien public ». Green s’insurge contre cette décision qu’il qualifie de grotesque : « L’interdire d’entrée en Angleterre reviendrait à ce que les États-Unis refusent l’accès à Roger Scruton. » Comparaison audacieuse mais éclairante : le penseur anglais, lui aussi soupçonné de déviance idéologique pour avoir dit tout haut ce que d’autres n’osaient plus penser, fut un moment proscrit avant d’être réhabilité. Camus, comme Scruton, incarne une figure archaïque à l’ère du présentisme : celle de l’écrivain qui pense le temps long.
Ce bannissement, poursuit Green, révèle l’embarras profond des autorités britanniques. Tandis que certains prédicateurs islamistes voyagent librement, des penseurs jugés trop francs sont refoulés. « Le ministère de l’Intérieur use de son pouvoir discrétionnaire à des fins politiques — en apaisant une minorité agitée et en réprimant la contestation de la majorité.», écrit-il. Une phrase ciselée qui dit tout : la démocratie libérale, pour préserver la paix civile, choisit parfois de taire les désaccords fondamentaux. Mais à trop vouloir gérer les apparences, elle court le risque de dissoudre son propre fondement : la libre parole.
Green ne s’arrête pas là. Il replace la proscription de Camus dans le contexte plus large d’une crise européenne : la fragmentation croissante des sociétés, la perte de légitimité des élites, l’échec des politiques multiculturelles. Tandis que l’islam conquiert visiblement l’espace public — prières de rue, illuminations de Ramadan à Londres — les traditions autochtones sont reléguées à la périphérie. « Cela ressemble moins à une diversité en acte qu’à une bataille symbolique — parfois bien réelle — pour le contrôle de l’espace public et des normes culturelles. », affirme-t-il. Et Camus, coupable d’avoir « remarqué cela », devient un homme à abattre. Non parce qu’il ment, mais parce qu’il nomme ce que d’autres s’acharnent à nier.
Le portrait s’achève sur une note grave : si Camus est un problème pour le gouvernement britannique, c’est que celui-ci a perdu la maîtrise du réel. La démocratie britannique, naguère si fière de sa tolérance, devient selon Green un régime d’exception feutrée, où l’on interdit non plus les actes, mais les idées, non plus les crimes, mais les inquiétudes. L’Angleterre, conclut-il, a autrefois toléré Marx et Engels rêvant de révolution à Londres ; si un octogénaire français parlant dans une salle privée est perçu comme une menace, c’est que le pacte démocratique est déjà rompu.
En traduisant presque intégralement cette tribune, j’ai voulu donner à lire ce que nos journaux, pour la plupart, taisent. Non que Camus doive devenir un nouveau maître à penser, mais parce qu’il est un symptôme, et que le mépriser sans le lire, le bannir sans l’écouter, est le signe que nous avons déserté l’intelligence. Un jour, peut-être, la France redécouvrira que ses écrivains ne sont pas tous des candidats à l’oubli, et que penser l’avenir commence par affronter le présent, même lorsqu’il fait peur.
Balbino Katz
`Illustration : DR
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