Le 10 avril 2025, la Confédération générale du travail (CGT), fer de lance du syndicalisme péroniste argentin, a orchestré sa troisième grève générale depuis l’investiture du président Javier Milei en décembre 2023. Cette mobilisation, visant à protester contre les mesures d’austérité et les réformes économiques radicales du gouvernement, a révélé les profondes tensions entre l’exécutif ultralibéral et les structures syndicales traditionnelles, tout en mettant en lumière un pays divisé face à un ambitieux chantier économique.
Depuis son arrivée au pouvoir, Javier Milei a mis en œuvre une série de réformes drastiques pour redresser une économie argentine confrontée à une inflation galopante et une dette publique écrasante. Parmi ces mesures figurent la réduction des dépenses publiques, la suppression de subventions étatiques, la déréglementation de nombreux secteurs, ainsi que des projets de privatisation d’entreprises publiques. Ces politiques ont permis des avancées notables : selon les données officielles, l’inflation annuelle est passée de 211,4 % en 2023 à 117,8 % en 2024, tandis que le taux de pauvreté a reculé de 57,4 % à 38,1 % sur la même période. Le gouvernement a également enregistré un excédent budgétaire au premier trimestre 2024, une première en douze ans. Ces résultats ont été salués par le Fonds monétaire international (FMI), qui a approuvé un prêt de 20 milliards de dollars pour soutenir les réformes, tout en suscitant des inquiétudes quant à de nouvelles mesures d’austérité à venir.
Cependant, ces réformes ont eu un coût social élevé. La réduction des subventions a affecté le pouvoir d’achat des ménages, tandis que les coupes budgétaires ont entraîné des licenciements massifs dans le secteur public, avec plus de 15 000 fonctionnaires remerciés depuis décembre 2023. Les retraités, dont les pensions, souvent inférieures à 300 dollars par mois, sont rongées par l’inflation, figurent parmi les plus touchés en dépit d’une réelle revalorisation nette de leurs pensions grâce à Milei. La CGT, dénonçant une « spirale descendante » du pouvoir d’achat et une attaque contre les acquis sociaux, a mobilisé ses forces pour cette grève générale. Héctor Daer, cosecrétaire général de la centrale, a revendiqué un « succès retentissant », soulignant une forte participation dans le secteur industriel et dans des régions comme Vaca Muerta, où l’activité du gisement de gaz et de pétrole non conventionnels a été interrompue.
Malgré ces affirmations, l’impact de la grève s’est révélé hétérogène. Si les transports ferroviaires et aériens ont été fortement perturbés – avec plus de 700 vols annulés, affectant 70 000 passagers – la non-participation du syndicat des conducteurs de bus (UTA) a permis à de nombreux habitants de Buenos Aires de continuer à se déplacer. Les gares et aéroports étaient déserts, mais de nombreux commerces et restaurants sont restés ouverts, et la circulation dans la capitale évoquait celle d’un dimanche. Cette adhésion inégale a conduit à des évaluations divergentes. La CGT, depuis son siège historique de la rue Azopardo, n’a pas fourni de chiffres précis sur le taux de participation, tandis que le gouvernement, par la voix de son piquant porte-parole Manuel Adorni, a minimisé l’ampleur du mouvement, le qualifiant d’ »attaque contre la République » orchestrée par une « caste syndicale » aux intérêts politiques. Adorni a accusé les dirigeants syndicaux de mener une vie luxueuse tout en prétendant défendre les travailleurs, affirmant que la journée s’était déroulée de manière relativement normale.
La CGT, historiquement proche du péronisme, se trouve dans une position complexe. Après avoir été relativement discrète face aux politiques économiques du gouvernement précédent, elle adopte désormais une posture combative contre Milei, dénonçant non seulement l’austérité, mais aussi des projets de loi en discussion au Parlement, comme la limitation des mandats syndicaux successifs, qui pourrait ébranler certaines dynasties syndicales établies depuis des décennies. Ces réformes, combinées à la flexibilisation du droit du travail, sont perçues comme une menace directe à l’influence des syndicats. Cependant, certains observateurs s’interrogent sur les motivations de la CGT, y voyant une défense d’intérêts corporatistes des hiérarchies syndicales davantage qu’une lutte pour les salariés.
Face à cette opposition, le gouvernement de Milei reste inflexible. Soutenu par une base populaire encore significative – un sondage Gallup de décembre 2024 indique que 53 % des Argentins perçoivent une amélioration de leur niveau de vie et 41 % une embellie économique locale –, le président maintient que ses réformes sont indispensables pour stabiliser l’économie. Malgré une légère érosion de sa popularité, avec des sondages récents situant son soutien entre 40 et 45 % en avril 2025, Milei conserve un avantage sur une opposition fragmentée à l’approche des élections législatives de mi-mandat en octobre. Le président mise également sur l’appui international, notamment le prêt du FMI, pour renforcer la solvabilité du pays et assouplir les contrôles de capitaux, bien que cela risque de raviver les tensions sociales.
La grève du 10 avril s’inscrit dans un contexte de mobilisation croissante. La veille, une manifestation massive devant le Parlement, en soutien aux retraités, avait déjà rassemblé des milliers de personnes, sécurisée par un important dispositif policier après des heurts violents en mars (45 blessés). La CGT prévoit de poursuivre ses actions, avec une nouvelle manifestation annoncée pour le 1er mai 2025. Cependant, sans une stratégie claire et des revendications mieux définies, le syndicat risque de voir son influence s’éroder face à un gouvernement déterminé à imposer sa vision ultralibérale.
L’Argentine se trouve ainsi à un carrefour crucial. Entre des réformes économiques ambitieuses, saluées pour leurs résultats macroéconomiques, et leurs lourdes conséquences sociales, le pays navigue dans une période de transformations profondes. La persistance des tensions entre Milei et les syndicats, amplifiée par le spectre d’une nouvelle dépendance au FMI, laisse planer l’incertitude quant à la capacité des mouvements sociaux à infléchir la trajectoire de l’exécutif ou à rallier une majorité de la population à leur cause. Alors que les regards se tournent vers les échéances électorales et les négociations internationales, l’avenir de l’Argentine reste suspendu à cet équilibre précaire entre stabilité économique et cohésion sociale.
La caste syndicale argentine sous le feu des critiques : le cas Moyano et au-delà
En Argentine, la caste syndicale, incarnée par des figures comme Hugo Moyano et son fils Pablo, est souvent critiquée pour son opulence et son détachement des réalités des travailleurs. De nombreux Argentins, notamment sur les réseaux sociaux, dénoncent le train de vie luxueux de ces leaders, à l’instar de la famille Moyano, accusée de posséder des propriétés valant des millions de dollars, alors que la majorité de la population lutte contre la pauvreté et l’inflation. Ces critiques soulignent une contradiction entre leur discours de défense des droits des travailleurs et leurs pratiques, perçues comme celles d’entrepreneurs millionnaires profitant de leur position pour s’enrichir.
Une autre critique récurrente porte sur la bureaucratisation et les pratiques mafieuses au sein des syndicats. Historiquement, des leaders comme José Pedraza, impliqué dans le meurtre d’un militant en 2010, ont été accusés d’utiliser la violence et l’intimidation pour maintenir leur pouvoir. Les syndicats, notamment ceux affiliés à la CGT, sont souvent perçus comme une élite déconnectée, plus préoccupée par la préservation de ses privilèges que par la défense des intérêts des travailleurs. Cette perception a été renforcée par des scandales de corruption, où des dirigeants syndicaux ont été impliqués dans des détournements de fonds ou des alliances douteuses avec des patrons et des gouvernements.
Sous l’administration de Javier Milei, la caste syndicale est également accusée de s’opposer aux réformes économiques par pur intérêt corporatiste. Milei, qui qualifie les syndicats de « caste » favorisée par des privilèges indus, a pointé du doigt leur rôle dans l’immobilisme économique du pays, les accusant de bloquer les réformes nécessaires pour redresser l’économie. Cette rhétorique trouve un écho chez une partie de la population, notamment les jeunes, qui reprochent aux syndicats leur manque de combativité face aux gouvernements précédents et leur soudaine opposition à Milei, perçue comme une défense de leurs propres intérêts plutôt que ceux des travailleurs.
Enfin, les critiques s’étendent à la collaboration de certains syndicats avec le pouvoir, notamment sous Milei. En 2024, la décision de la CGT de déclarer une trêve avec le gouvernement, malgré les mesures d’austérité, a été vue comme une trahison par une partie de la base ouvrière. Pablo Moyano, qui s’est opposé à cette trêve, a néanmoins été critiqué pour son propre passé et celui de sa famille, marqués par des accusations de corruption. Pour beaucoup d’Argentins, cette caste syndicale, loin de représenter les travailleurs, agit comme une force politique opportuniste, oscillant entre résistance et compromis selon ses intérêts, au détriment d’une véritable lutte pour les droits sociaux.
Balbibo Katz
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