Il a suffi que je revienne de Buenos Aires pour que la capitale, aux avenues infinies et aux souvenirs d’empire effondré, bruisse d’un drame politique digne des tragédies classiques. Loin des secousses financières qui, depuis le Río de la Plata, inquiètent les bourses de Paris ou de New York, c’est un psychodrame familial et politique qui tient en haleine la nation argentine. Cristina Fernández de Kirchner, deux fois présidente, veuve de Néstor, tutélaire matriarche du mouvement péroniste kirchnériste, voit aujourd’hui se profiler à l’horizon une trahison plus cruelle encore que celles, innombrables, que la politique réserve à ses héros déchus : celle de son fils spirituel, Axel Kicillof.
L’homme, aujourd’hui gouverneur de la province de Buenos Aires, ancien ministre de l’Économie, autrefois « enfant prodige » du kirchnérisme, a mûri à l’ombre de Cristina. Mais le jardin où il grandit est désormais jonché des feuilles mortes d’un pouvoir qui s’effrite. Acculée par une condamnation inéluctable pour corruption — peine qui sera probablement domiciliaire, mais politiquement invalidante — la vice-présidente du Sénat est devenue une figure aussi symbolique qu’encombrante. Son autorité s’effondre plus vite que les digues du peso.
Kicillof, flairant le vide à venir, tente une prise d’indépendance qui, dans les couloirs du pouvoir, est déjà nommée pour ce qu’elle est : un matricide politique. L’héritier se détache de la matrone, dans l’espoir d’incarner seul l’avenir d’un mouvement brisé. Ce divorce, car c’en est un, se joue dans le théâtre bien connu du péronisme, où se succèdent fidélité feinte, allégeance vacillante et guerre de succession. Mais à la différence des précédents conflits de génération — pensons à la rupture entre les Kirchner et les Duhalde — cette querelle est entièrement interne. Il n’y a pas d’idéologie nouvelle, pas même un désaccord de fond. Kicillof et Cristina pensent de concert. Leur différend est d’un autre ordre : c’est une querelle d’ambitions.
Le gouverneur a ainsi déclenché une offensive électorale calculée. En avançant les élections provinciales et en manœuvrant pour suspendre les primaires ouvertes (les fameuses PASO), il cherche à priver les candidats « cristinistes » du levier clientélaire du Grand Buenos Aires, bastion historique du péronisme. La province, qui fut le socle électoral de Néstor et Cristina, devient ainsi le théâtre de leur déconstruction. Signe des temps : à travers Verónica Magario, présidente du Sénat provincial, on apprend que Cristina, en repli, ne dispose que de quatre sénateurs loyaux sur la question du calendrier électoral. Le reste de son bloc se fissure, fragilisé par la duplicité inhérente au PJ, le Parti Justicialiste.
Cette rupture, d’apparence technique, est en réalité révolutionnaire. La tactique de Kicillof pourrait faire émerger une troisième force, une alternative au duopole péroniste-anti-péroniste qui régit l’Argentine depuis un demi-siècle. Les candidatures dissidentes, jusqu’alors cantonnées aux marges, pourraient s’emparer du centre du jeu, surtout si les kirchnéristes et les « kicillofistes » partent en ordre dispersé. Pour reprendre la classification facétieuse de l’historien Carlo Cipolla — chère à Cristina Kirchner elle-même — cette stratégie ressemble à la cinquième loi de la stupidité : nuire à autrui sans bénéfice personnel, et souvent, se nuire d’abord à soi-même.
Ce scénario, où se mêlent pathos, rancunes et précipitations, exacerbe les tensions dans un camp péroniste déjà exsangue. D’autant plus que l’alliance de Kicillof avec certains secteurs « hors sol » du PJ, voire avec La Libertad Avanza de Javier Milei, est soupçonnée. On évoque des ponts secrets jetés avec Karina Milei, la sœur du président, et avec l’entourage de Santiago Caputo, éminence grise du régime libertarien. Si la chose est confirmée, c’est toute la morale militante du kirchnérisme qui se trouverait disqualifiée.
Mais Kicillof n’est pas seul à manœuvrer dans l’ombre. Mauricio Macri, jamais vraiment parti, observe et aiguillonne. Le vieux lion du centre-droit sait que la recomposition politique argentine passe par une décomposition accélérée du kirchnérisme. Dans ce grand jeu, les alliances sont éphémères, les trahisons prévisibles et la morale une variable d’ajustement. L’on voit même resurgir, dans cette mêlée crépusculaire, de vieux briscards comme Daniel Angelici ou Carlos Mahiques, figures entremetteuses du monde judiciaire, rappelant à qui l’aurait oublié que la justice argentine demeure un théâtre d’influence aussi nébuleux que le Sénat romain en son temps.
Dans cet entrelacs d’intrigues, c’est toute la démocratie argentine qui se trouve suspendue à une corde raide. Le Fonds Monétaire International, depuis Washington, observe avec inquiétude les manœuvres électoralistes qui pourraient ruiner l’ordre monétaire si chèrement négocié. À la veille d’un éventuel nouveau programme, la Maison rose, l’Elysée porteño, redoute un retour de l’inflation, attisé par une libéralisation mal pilotée du change. Car dans ce pays au bord du précipice, une étincelle monétaire peut embraser tout l’édifice politique.
En Argentine, comme souvent en Amérique latine, la politique n’est jamais loin de l’opéra. Mais ici, l’opéra tourne à la tragédie. La reine-mère affaiblie, son fils adoptif émancipé, les seconds couteaux en embuscade, et le peuple, lassé, qui regarde ce bal des ambitions avec plus d’amertume que d’espoir. Comme souvent, la République paie le prix des fidélités trahies.
Balbino Katz
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