Yves Boisset (1939-2025), un cinéaste engagé

Décidément, l’année 2025 est rude pour les cinéastes phares des années soixante-dix ! Après Bertrand Blier en janvier dernier, c’est au tour d’Yves Boisset de passer « l’arme à gauche » – film de Claude Sautet sur lequel il avait été assistant…

Un cinéphile passionné

Fondu de cinéma, écumant toutes les salles parisiennes et notamment les cinémas de quartier qui diffusaient les œuvres des petits (et grands) maître américains, Yves Boisset intègre l’IDHEC à la fin des années cinquante et se fait d’abord connaître comme critique. Il multiplie les collaborations à Cinéma, Midi-Minuit fantastique et aux Lettres françaises (la revue culturelle du Parti communiste dirigée par Louis Aragon, plus évoluée que L’Humanité et moins réfractaire aux goûts hétérodoxes). Il co-écrit avec Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier Vingt Ans de cinéma américain (1961) puis devient assistant-réalisateur pour Melville (L’Ainé des Ferchaux, 1963), Leone (Le Colosse de Rhodes, 1961), Clément (Paris brûle-t-il ?, 1966) ou Freda (Coplan ouvre le feu à Mexico, 1967). Son premier film, Coplan sauve sa peau (1968) est d’ailleurs une variation sur le héros inventé par Paul Kenny, même si celui-ci n’intervient qu’après coup. Le producteur, qui avait commandé un scénario original, Les Jardins du diable, découvre horrifié une œuvre pour ciné-clubs, qu’il transforme, grâce à la post-synchronisation, en épisode de Coplan (à partir de Coplan paie le cercueil). Boisset est révolté mais doit s’incliner. Ce bouillonnement contre la censure ou les scandales d’État étouffés constituera l’une des marques de fabrique de son cinéma.

Un cinéaste engagé

Un condé (1970), avec Michel Bouquet, Bernard Fresson et Françoise Fabian est sa première œuvre personnelle. Il y impose ses thèmes et son style : le refus de l’impunité, la marge parfois infime entre le droit et l’illégalité, la dénonciation des institutions corrompues par la raison d’État (pour ne pas dire la droite…), l’injustice contre les sans-grades, etc. La forme est nerveuse, sèche comme le claquement d’un 6.35 et le rythme haletant. Boisset a retenu la leçon des Siegel, Wise ou autres Daves. Un esprit vétilleux pourrait reprocher aux histoires un certain manichéisme et aux personnages une relative absence de complexité psychologique… Quoi qu’il en soit, les tentatives d’interdiction du ministre de l’Intérieur d’alors, Raymond Marcellin – qui l’oblige à ôter une scène d’interrogatoire d’une insoutenable brutalité – contribuent, en partie, au succès.

 Dès lors, Boisset, à raison d’un film par année pendant quinze ans, va s’attaquer avec constance et maîtrise aux scandales et tares de notre société contemporaines. L’Attentat (1972), avec Jean-Louis Trintignant et Michel Piccoli gravite autour de l’affaire Ben Barka, R.A.S., l’année suivante, traite de l’insoumission pendant la guerre d’Algérie et des tortures, Le Juge Fayard dit « le Shériff » (1977), sur fond d’allusions au gang des Lyonnais, s’en prend à la compromission des élites politiques locales et des malfrats, La Femme flic (1980) avec Miou-Miou, s’attaque aux turpitudes d’une bourgeoisie provinciale couvrant un réseau de prostitution d’enfants, Allons z’enfants (1981) dénonce les conditions de vie indignes des enfants de troupe, etc.

Dupont Lajoie (1975), un film caricatural de bout en bout

Si ce cinéma contestataire et justicier, très engagé à gauche, nous semble à l’heure actuelle un peu daté – Dupont Lajoie (1975), avec Jean Carmet, sur le racisme obsessionnel et criminel d’un Français moyen est caricatural de bout en bout – force est de reconnaître la sincérité des convictions de Boisset (qui les paiera de menaces d’attentats du S.A.C. de Charles Pasqua ou d’autres milices), la sûreté de sa technique et sa remarquable direction d’acteur. Patrick Dewaere, qui joue le juge Fayard éponyme, crève l’écran, imposant son caractère mercurien et sa sensibilité à fleur de peau dans ce rôle d’un juge terriblement intègre et éruptif. Sur le tournage, le réalisateur s’aperçoit que Dewaere n’endosse pas l’habit du personnage mais est le personnage, sans filtre ni distance. Il comprend à quel point l’interprète se met en danger et décide de ne plus confier que des rôles positifs (La Clé sur la porte, 1978), une comédie d’apprentissage des relations mère-fille, où il a pour partenaire Annie Girardot – après son suicide, Dewaere est remplacé par Gérard Lanvin sur Le Prix du danger (1983), qu’il devait initialement tourner. Cette période le voit au sommet de sa carrière, multipliant les succès au box-office comme Un taxi mauve (1977), adapté du roman de Michel Déon, où sa caméra magnifie les paysages du Kerry pour un film sensible et tendre sur le deuil et l’absence.

Difficiles années quatre-vingt

 Contrairement à Tavernier et Blier, précédemment cités, le cinéma de Boisset s’adapte difficilement à l’arrivée de la gauche. L’abolition de la censure, la (relative) moralisation de la vie publique – et tout simplement un pouvoir conforme aux ambitions civiques et juridiques du metteur en scène – rendent la dénonciation et la transgression un peu obsolètes, du moins aux yeux du public. Boisset se réfugie dans le film policier de ses débuts. Mais la faiblesse de la construction des personnages et la faible vraisemblance de certaines histoires, que compensaient quinze ans avant le discours et l’insubordination politiques, montrent les limites du metteur en scène. Le Prix du danger ou Bleu comme l’enfer (1986) souffrent d’une réalisation impersonnelle, d’un montage arythmique et de l’esthétique maniériste des eighties. Un retour au film engagé ? Radio Corbeau (1989), avec Claude Brasseur, ou La Tribu (1991), son ultime film pour le grand écran, sur les liens entre carabins et extrême-droite pâtissent d’un scénario pataud ; Boisset, lui, ne sait que faire de sa caméra.

Le salut par la télévision

Le petit écran lui ouvre de nouvelles perspectives. Beaucoup plus à l’aise dans les reconstitutions historiques chargées de réhabiliter des innocents ou des insoumis (L’Affaire Seznec, 1993 ; L’Affaire Dreyfus, 1995, bien plus convaincant que le film de Polanski ; Jean Moulin, 2002 ; L’Affaire Salengro, 2009…), Boisset sait, au cours des épisodes, maintenir le téléspectateur en haleine et éviter le film-antiquaire. Affichant ses partis-pris (on n’est pas forcément obligés d’adhérer à l’innocence de Seznec), défourraillant contre le Système (on ne se renie pas), Boisset retrouve le punch de ses meilleurs métrages. C’est le moment où il choisit de publier son autobiographie (La Vie est un choix, 2011), un texte manifeste, combatif et pugnace, comme il se doit.

Parmi ses nombreux projets avortés figure le fameux Barracuda, dont il avait écrit le scénario avec l’écrivain d’extrême-gauche Jean-Patrick Manchette sur la Françafrique ; Jean-Paul Belmondo aurait dû y jouer le rôle principal. Mêlant trafic d’armes, espionnage, terrorisme, diamants de Bokassa, « Papamadi », etc., le script aurait suffisamment inquiété l’Élysée de l’époque pour que Boisset se voie intimidé par un contrôle fiscal particulièrement intransigeant diligenté par Michel Charasse. Comme le déclarait l’insolent metteur en scène : « La droite m’obligeait à mettre des bips en remplacement de termes comme « S.A.C. » ou menaçait d’attentat, mais, au moins, ne m’empêchait pas de tourner. La gauche s’est montrée plus retorse et, en définitive, plus habile ». Triste constat pour un grand artiste sincère…       

Séverac

Crédit photo : Olivier Strecker/Wikimedia (cc)
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