Il est des hommes dont le destin semble écrit par les dieux, mais dont la mémoire est effacée par les hommes. Jacques de Liniers, né à Niort en 1753, est de ceux-là. Héros des deux mondes, il est aujourd’hui méconnu dans sa patrie de naissance, la France, et ignoré à dessein dans celle où il fut couronné par la gloire avant d’être assassiné par la trahison : l’Argentine.
Dans sa ville natale, Niort, un monument à sa mémoire fut refusé à la Belle Époque par une municipalité radicale qui ne voulait point honorer un « monarchiste réactionnaire ». Aujourd’hui, son buste trône dans un coin de rue, à l’écart, comme pour mieux symboliser l’indifférence générale. En Argentine, son absence est une sorte de honte nationale silencieuse. Son portrait est absent du Musée historique national de Buenos Aires, tandis que celui de San Martín, un serviteur zélé des intérêts anglais, occupe la place d’honneur à la cathédrale.
Pourtant, Liniers incarne une époque charnière, celle où l’Amérique espagnole se déchirait entre l’héritage des conquistadors et l’influence montante de la puissance mercantile anglaise. Patricio Lons, un hispaniste argentin renommé, propose aujourd’hui de rapatrier ses restes pour les honorer à l’égal de ceux de San Martín. Une réconciliation des deux mémoires argentines, en somme : celle d’un pays né sous l’égide de l’Angleterre et celle d’une société traditionnelle et catholique, héritière des Espagnols.
Un destin entre deux rives
Jacques de Liniers, ou Santiago de Liniers y Brémond, comme il fut connu en Espagne, appartenait à une illustre famille du Poitou. Dès son plus jeune âge, il embrassa la carrière militaire, d’abord dans l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, puis dans la cavalerie française. Mais c’est sous le drapeau espagnol qu’il forgea sa légende. En 1775, comme le permet le pacte de famille entre les Bourbons de Versailles et de Madrid, il intégra la marine espagnole et participa à plusieurs campagnes militaires, dont l’expédition contre Alger et la reconquête de Minorque.
Son courage et son habileté tactique lui valurent rapidement des promotions. En 1782, il fut blessé lors de l’attaque de Gibraltar, mais son héroïsme lui valut l’admiration de ses pairs. Il continua à servir avec distinction, notamment dans les eaux sud-américaines, où il fut nommé capitaine de frégate.
La première invasion : la chute et la reconquête
En juin 1806, les forces britanniques, sous le commandement du général William Beresford, débarquèrent à Quilmes, à quelques lieues de Buenos Aires. Leur objectif était clair : s’emparer de la ville et établir une tête de pont pour l’Empire britannique en Amérique du Sud. Face à eux, le vice-roi Rafael de Sobremonte, peu préparé et moins encore décidé, offrit une résistance timorée. En quelques jours, Buenos Aires tomba aux mains des Britanniques.
Mais dans l’ombre, un homme se préparait à relever le défi. Jacques de Liniers, alors commandant des forces navales espagnoles, refusa de capituler. Avec une détermination sans faille, il organisa la résistance depuis Montevideo. Rassemblant une armée hétéroclite de miliciens, de marins et de volontaires, il marcha sur Buenos Aires.
Le 12 août 1806, après des combats acharnés dans les rues de la ville, Liniers força les Britanniques à se rendre. La « Reconquista » était achevée. Beresford, fait prisonnier, rendit les armes avec une certaine noblesse, reconnaissant la bravoure de son adversaire. Liniers, quant à lui, devint un héros populaire, acclamé par une population reconnaissante.
La seconde invasion : la défense héroïque
Les Britanniques, humiliés par leur défaite, ne tardèrent pas à préparer leur revanche. En 1807, une nouvelle expédition, bien plus imposante, fut lancée sous les ordres du général John Whitelocke. Cette fois, ce sont près de 12 000 hommes qui débarquèrent, déterminés à prendre Buenos Aires coûte que coûte.
Liniers, désormais vice-roi par intérim, se prépara à l’affrontement. Il fortifia la ville, arma les habitants et organisa la défense avec une précision militaire remarquable. Les combats, qui débutèrent le 5 juillet 1807, furent d’une violence inouïe. Les Britanniques, bien que supérieurs en nombre, se heurtèrent à une résistance farouche.
Dans les rues étroites de Buenos Aires, chaque maison, chaque rue devint un champ de bataille. Les miliciens, soutenus par les troupes régulières, infligèrent des pertes considérables aux assaillants. Whitelocke, confronté à une résistance qu’il n’avait pas anticipée, fut contraint de demander une trêve. Le 7 juillet, il capitula, acceptant de quitter la ville et de libérer Montevideo, qu’il avait prise quelques mois plus tôt.
Un homme de principes
Liniers était un homme de principes, fidèle à ses convictions et à sa patrie d’adoption, l’Espagne. Lorsque Napoléon envahit l’Espagne en 1808, il refusa catégoriquement de reconnaître Joseph Bonaparte comme roi. Il proclama Ferdinand VII et organisa la résistance contre les forces françaises.
Mais les temps changeaient. Les idées révolutionnaires gagnaient du terrain en Amérique du Sud, et Liniers, monarchiste convaincu, devint une cible. En 1810, il fut trahi par des compatriotes et capturé par les révolutionnaires. Le 26 août, il fut fusillé sans procès, avec plusieurs de ses compagnons. Ses derniers mots furent : « Nous mourons avec la satisfaction d’avoir été fidèles jusqu’au dernier instant à notre roi et à la nation espagnole. »
Une mémoire à réhabiliter
Aujourd’hui, la mémoire de Liniers est en suspens. En France, il est presque oublié. En Argentine, son héritage est occulté par celui de San Martín, dont les liens avec l’Angleterre sont pourtant bien documentés. Patricio Lons propose de rapatrier ses restes en Argentine pour les honorer dignement. Une initiative audacieuse, mais qui pourrait contribuer à réconcilier les deux mémoires argentines.
Liniers incarne une époque où l’honneur et la fidélité étaient des vertus cardinales. Son désintéressement, son courage et sa loyauté en font un véritable héros des deux mondes. Il est temps que la France et l’Argentine lui rendent l’hommage qu’il mérite.
En attendant le grand retour de Jacques de Liniers sur les lieux de ses victoires et de son martyre, pour quoi ne pas commencer plus modestement par lui offrir un lieu plus digne dans sa ville natale ? La municipalité s’honorerait en offrant à son buste un site dans un des nombreux parcs de la ville. Ce faisant, non seulement les édiles reconnaîtraient la qualité de l’homme mais aussi accueilleraient plus dignement les délégations venues lui rendre hommage.
Balbino Katz, Envoyé spécial de Breizh info en Argentine
Crédit photo : DR
[cc] Breizh-info.com, 2025, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine
Une réponse à “Jacques de Liniers, un héros oublié entre deux mondes”
A Niort mon Dieu en pays Radical donc en zone protestante et aussi en zone où le G.O. voire la Libre Pensée sévit! Alors une stèle pour un Noble… Nous avons tout de même plus de grandeur d’âme.