Argentine. La damnatio memoriae, fruit de la mémoire historique

La mémoire historique est un produit de la mentalité et des gouvernements jacobins, ceux qui gouvernent en faveur de certains groupes et au détriment d’autres. Ceux qui utilisent les appareils de l’État non pas en vue de la concorde intérieure, mais comme exercice du ressentiment, c’est-à-dire de la rancune intériorisée, donnant à leurs amis et retirant à leurs ennemis.

Lorsque l’historien Ernst Nolte démontra, dans les années quatre-vingt du siècle dernier, que l’histoire récente de l’Allemagne — notamment celle de la Seconde Guerre mondiale — s’était transformée en un passé qui ne passe pas, le monde académique ainsi que les porte-voix de la police de la pensée réagirent comme du lait sur le feu. En effet, Nolte mit en évidence le mécanisme par lequel la mémoire historique avait remplacé l’histoire en tant que science, révélant ainsi l’incapacité historique des fameux académiciens et les présupposés idéologico-politiques qui guidaient leurs recherches.

Il est notoire que la mémoire est toujours celle d’un sujet individuel, ou, pour ainsi dire, d’une personne singulière et concrète. La mémoire n’existe que comme mémoire de quelqu’un. Sa nature réside dans le fait d’octroyer au sujet le principe d’identité. Je suis moi-même et je me reconnais comme tel tout au long du temps de ma vie, grâce à la mémoire que j’ai de moi-même, depuis mon origine jusqu’au présent. Quant à l’existence ou non d’une « mémoire collective », il s’agit là d’une question qui n’a pas été résolue. Le grand historien allemand Reinhart Koselleck (1923–2006) soutenait que non. Ainsi, dans sa dernière entrevue à Madrid, publiée à titre posthume le 24 avril 2007, il déclare :

« Et ma position personnelle sur ce sujet est très stricte contre la mémoire collective, car j’ai été soumis à la mémoire collective de l’époque nazie durant douze années de ma vie. Toute mémoire collective me déplaît parce que je sais que la mémoire réelle est indépendante de la soi-disant ‘mémoire collective’, et ma position à cet égard est que ma mémoire dépend de mes expériences, et rien d’autre. Quoi qu’on en dise, je sais quelles sont mes expériences personnelles et je n’en renie aucune. J’ai le droit de conserver mon expérience personnelle telle que je l’ai mémorisée, et les événements que je garde en mémoire constituent mon identité personnelle. La notion ‘d’identité collective’ provient des fameuses sept lettres P allemandes : les professeurs, les prêtres, les politiciens, les poètes, la presse…, bref, des personnes censées être les gardiens de la mémoire collective, celles qui la financent, la produisent, l’utilisent, souvent dans le but d’inspirer sécurité ou confiance au peuple… Pour moi, tout cela n’est rien d’autre qu’idéologie. Et dans mon cas particulier, il est difficile qu’on me convainque d’une expérience autre que la mienne. Je réponds : ‘Si cela ne vous dérange pas, je reste fidèle à ma position personnelle et individuelle, en laquelle j’ai confiance’. »

Ainsi, la mémoire collective est toujours une idéologie, qui, dans le cas de la France, fut introduite par Durkheim et Halbwachs, lesquels, au lieu de fonder une Église nationale française, inventèrent pour la nation républicaine une mémoire collective qui, aux alentours de 1900, donna à la République française une forme d’auto-identification adéquate dans une Europe majoritairement monarchique, où la France constituait une exception. Ainsi, dans ce monde de monarchies, la France républicaine possédait sa propre identité fondée sur la mémoire collective. Mais tout cela n’était qu’une invention académique, affaire de professeurs.

En cohérence avec cette position, Koselleck avait déjà réagi lorsque le gouvernement allemand décida d’ériger une réplique de la statue de La Pietà dans la Neue Wache pour honorer les victimes des guerres provoquées par l’Allemagne. Koselleck éleva une critique sévère, faisant remarquer qu’un monument à connotation chrétienne représentait une « aporie de la mémoire » face aux millions de juifs assassinés durant cette période. Mais en 1997 également, lorsque la municipalité de Berlin décida d’élever un monument pour commémorer l’Holocauste juif, il revint sur le devant de la scène pour rappeler que les Allemands avaient également tué des catholiques, des communistes, des soviétiques, des tziganes et des homosexuels. Aucun historien ne fit autant que lui pour dégager l’écriture et les représentations de l’histoire du carcan imposé par les idéologues de la « mémoire historique ».

Le remplacement de l’histoire en tant que science — science du savoir des causes, impliquant une méthodologie rigoureuse dans le traitement des témoignages et des matériaux du passé — par une mémoire historique toujours partiale et intéressée (puisque l’idéologie est un ensemble d’idées qui dissimule les intérêts d’un groupe, d’une classe ou d’un secteur) a conduit à la moderne damnatio memoriae, ou condamnation de la mémoire.

La damnatio memoriae était une peine judiciaire prononcée par le Sénat romain à l’encontre d’empereurs défunts, par laquelle on effaçait toute trace de leur souvenir. D’Auguste en 27 av. J.-C. à Julius Nepos en 480 apr. J.-C., trente-quatre empereurs furent ainsi condamnés. On allait jusqu’à l’abolitio nominis, biffant leur nom de tout document ou inscription. Il s’agissait de détruire toute trace de souvenir. On brisait leurs bustes et leurs statues. Suétone raconte que les sénateurs lançaient contre l’empereur défunt les invectives les plus odieuses et les plus cruelles. L’intention était d’effacer du passé tout vestige de sa présence.

Ces damnationes étaient mises en œuvre par le pouvoir établi, et leur postulat idéologique était le suivant : ce dont on ne parle pas n’existe pas. Arturo Jauretche, ce grand penseur populaire argentin, dans sa nécrologie de notre maître José Luis Torres, évoque cette conspiration du silence comme étant le meilleur mécanisme des groupes de pouvoir. Il s’agit là d’une manifestation de la prépotence du pouvoir établi, qui cherche à éliminer le souvenir de l’adversaire, afin de s’ériger comme l’unique détenteur du passé collectif.

Il n’est nul besoin d’être un penseur subtil pour comparer ces destructions de mémoire et ces effacements de souvenirs avec ce qui se passe aujourd’hui dans nos gouvernements. En Espagne, à la mort de Franco, une campagne de diffamation contre sa personne et son œuvre fut lancée, allant jusqu’à modifier le nom de la commune où il naquit. En Argentine, à la chute de Perón en 1955, son nom même fut interdit (car tenu pour dictatorial) ; une résurgence de l’ancienne abolitio nominis. Il y a peu, le gouvernement Kirchner fit décrocher le portrait de l’ancien président Videla (parce que considéré comme antidémocratique). Au général Roca, qui mena la guerre contre les Indiens, on tente d’arracher la statue (car qualifié de génocidaire). On retira à un salon de la Bibliothèque nationale le nom du populaire écrivain Hugo Wast (parce que jugé antisémite). Et ainsi de suite.

Lorsque l’histoire d’un peuple tombe entre les mains de la mémoire collective ou de la mémoire historique, ce qui en résulte, le plus souvent, c’est une falsification de ladite histoire, dont la conséquence est la perplexité de ce peuple, car sont alors ébranlés les éléments qui constituent son identité.

C’est que la mémoire, par sa subjectivité, conduit nécessairement à une évaluation intéressée de ce qui s’est passé et de la manière dont cela s’est produit. Ainsi, pour continuer avec les exemples donnés : objectivement considérés, Franco fut un gouvernant austère et efficace ; Perón ne fut pas un dictateur ; Videla fut un libéral cruel ; Roca ne fut pas un génocidaire ; et Wast fut un romancier catholique. Il apparaît donc que ce que laisse la mémoire historique est un récit mensonger qui aliène l’homme du peuple vis-à-vis de lui-même.

La mémoire historique est un produit de la mentalité et des gouvernements jacobins, ceux qui gouvernent en faveur de certains groupes et contre d’autres. Ceux qui utilisent les appareils de l’État non pas en vue de la concorde intérieure, mais comme instrument du ressentiment, c’est-à-dire de la rancune intériorisée, donnant à leurs amis et ôtant à leurs ennemis. La saine tolérance à l’égard de la vision et de la version d’autrui sur les événements historiques est chose que la mémoire historique ne peut supporter : elle la rejette catégoriquement. La conséquence logique en est la damnatio memoriae, la condamnation de la mémoire de l’autre.

Alberto Buela
(*) Arkhegueta, éternel recommençant – Université Technologique Nationale (Argentine)

Crédit photo :  DR
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2 réponses à “Argentine. La damnatio memoriae, fruit de la mémoire historique”

  1. Luc Secret dit :

    On peut rappeler aussi l’exemple de l’URSS, où l’on effaçait certains personnages des photos ‘officielles’…
    Article brillant et profond, du reste, non seulement la mémoire collective n’existe pas, mais des concepts comme les ‘valeurs’ de l’UERSS sont tout aussi creux, chacun ayant ses propres valeurs…

    2
  2. Louis von Wetzler dit :

    Il n y pas une memoire historique chez nous

    0

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