Depuis la petite ville de Santa Clara où je me trouve , au pied de l’exceptionnel écosystème des yungas de la province de Jujuy, l’Argentine semble paisible, presque intemporelle. Pourtant, dans ce hameau où le citron est roi — or jaune de la vallée et jadis fierté de l’exportation vers les marchés européens —, un sourd malaise gronde. Les cultivateurs baissent les bras : il n’est plus rentable de vendre leurs agrumes au-delà de l’océan. La faute, disent-ils, au peso fort, ce mirage monétaire qui ravit le consommateur mais accable le producteur.
Depuis son accession au pouvoir en décembre 2023, Javier Milei, président libertarien à la verve imprécatoire, a entrepris de briser les antiques carcans du protectionnisme péroniste. Une sévère dévaluation initiale, suivie d’un ancrage progressif du taux de change — ce que les techniciens nomment crawling peg — a rétabli un semblant de stabilité. L’inflation, longtemps galopante, semble domptée. Mais à quel prix ?
Dans les supermarchés de Salta comme dans les échoppes de Tucumán, les produits venus d’ailleurs occupent désormais les étals. Le lait est uruguayen, le pain brésilien, le concentré de tomate chinois. Même les petits pois, importés de Bretagne, ont supplanté leurs cousins pampeanos. L’Argentine devient un marché avide de consommation pour une planète mondialisée. Les importations ont bondi de 30 % en six mois, les biens alimentaires doublant presque entre janvier et février 2025 par rapport à l’année précédente. Les enseignes locales, tétanisées par la peur d’un courroux présidentiel, évitent d’en parler publiquement. Mais dans les faits, elles achètent de plus en plus à l’étranger.
Milei justifie ce grand chambardement par une stratégie d’« ancrage monétaire ». En limitant l’augmentation du taux de change officiel à 2 % par mois, bien en deçà de l’inflation encore élevée, le gouvernement espère contenir les anticipations haussières. Les prix, moins alignés sur le dollar, s’assagissent. Mais la manœuvre induit une appréciation réelle de la monnaie nationale : le peso vaut davantage… en apparence. Les biens locaux, exprimés en dollars, deviennent moins compétitifs, et les importations, par effet miroir, plus attrayantes.
On comprend alors l’agacement des producteurs de citrons de Santa Clara, qui peinent à écouler leur récolte tandis que les containers chinois déversent leur pâte de tomate à bas coût sur Buenos Aires. Le phénomène touche aussi l’industrie : les usines tournent au ralenti, étranglées par une concurrence externe débridée. Le gouvernement, imperturbable, abaisse droits de douane et barrières non tarifaires, clamant qu’il faut libérer la concurrence.
Dans les allées du pouvoir, on parie sur une croissance des exportations énergétiques, notamment le gaz et le pétrole issus du gisement de Vaca Muerta, pour équilibrer les comptes extérieurs. Un excédent commercial est encore perceptible, mais il se réduit : à 224 millions de dollars en février, contre plus d’un milliard par mois en 2024. En parallèle, les dépenses de devises explosent, notamment pour les voyages à l’étranger. Le mois de janvier a vu s’envoler 1,5 milliard de dollars en dépenses touristiques.
C’est ici que le bât blesse. Car si les devises s’envolent vers les rayons de São Paulo ou les plages de Punta del Este, elles ne reviennent guère. L’investissement étranger, échaudé par des décennies de crises, reste timoré. Le pays, toujours exclu des marchés internationaux, ne peut emprunter. Ses réserves de change, quoique partiellement reconstituées, restent faméliques : à peine six milliards de dollars, hors passifs.
Les critiques fusent. Les uns y voient un château de cartes, une politique insoutenable reposant sur une illusion monétaire ; les autres louent le courage d’un président qui s’attaque enfin aux archaïsmes économiques. Milei, en tout cas, ne plie pas. Les économistes hétérodoxes ? Des « escrocs ». Les inquiétudes sur la viabilité du système ? De la propagande. Il promet que le Fonds monétaire international renflouera bientôt les caisses, tandis qu’il poursuit ses coupes dans les subventions, les tarifs, les monopoles.
En attendant, les Argentins achètent du beurre uruguayen et des ampoules chinoises, remplissent les entrepôts d’Ezeiza de colis en provenance d’Alibaba, et savourent à bas prix les délices importés d’un monde désormais à portée de peso.
Mais à Santa Clara, les vergers sont silencieux. Les citrons ne trouvent plus preneur. Et dans cette contrée lointaine où souffle encore un esprit de vieil empire, on se demande combien de temps un pays peut importer sa subsistance sans perdre son âme.
Balbino Katz
Envoyé spécial de Breizh infos dans le nord de l’Argentine
Crédit photo : Pixabay (cc)
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4 réponses à “La rançon d’un peso fort : quand l’Argentine achète le monde et vend son âme”
Peso fort ? Vous plaisantez ! En 2015, il fallait 9,83 pesos argentins pour avoir 1 dollar. Avant l’élection de Milei, 366,5 pesos. Après son élection, 800 pesos. Aujourd’hui 1.062 pesos. Certes, il s’agit du taux officiel, qui n’est pas le seul pratiqué en Argentine, mais il est clair que le peso n’est pas encore une monnaie forte. Si effet monétaire il y a, il faudrait peut-être le rechercher dans la forte baisse du real brésilien, qui avantage les exportateurs brésiliens.
Cependant, si l’économie argentine a souffert en 2023/2024, elle se rétablit fortement depuis six mois. BNP Paribas évoque même une « stabilisation impressionnante ». Y compris sur le plan des exportations.
Mais peut-être cette amélioration n’est-elle pas parvenue jusqu’à Santa Clara ? La raison pourrait tenir à l’économie internationale du citron : la récolte de citrons a été mauvaise en Amérique du Sud en 2024 alors qu’elle a été excellente en Europe. Résultat : les exportations de citrons argentins vers l’Europe se sont effondrées. Milei n’y est pour rien.
Très bel article, lourd de réflexions fondamentales ! Combien de pays ont déjà perdu leur âme pour des impératifs économiques ! Merci à B. K.
Je propose a Mr Katz de creuser un fossé entre l Argentine et ses voisins ainsi ce sera une ile et les argentins vivront en autarcie (un très beau pays artificiel) !
Laissez donc Mr Milei gouverner a sa guise puisqu’il a été élu pour cela et nous verrons au prochaine élection !
« Ses réserves de change, quoique partiellement reconstituées, restent faméliques : à peine six milliards de dollars, hors passifs ». Aucun économiste de bonne foi ne calcul le net! Si on calcule comme ça la France a 296 milliards de réserves en or et devises contre 1711 milliards de dette détenue par l’étranger. Ça fait -1415 milliards. Source Banque de France.
À part cela votre affaire de citron me paraît ridicule. On peut toujours trouver des exemples de truc muche dans tel pays qui ne va pas bien. Je rappelle que la Grèce a mis une douzaine d’années pour relever la tête après sa crise en suivant les exigences du FMI. Miley prend les mêmes mesures mais en plus agressif. La remise sur pied de l’Argentine n’en sera que plus rapide. Quand quelqu’un est malade on lui trouve les remèdes. Quand il risque la mort c’est la chirurgie qui sauve. C’est ce que fait Miley. Et quand on fait de la chirurgie il y a du sang qui coule et des plaies pas belles à voir.