Dans son livre Bannie (Fayard), Xenia Fedorova, ancienne présidente de RT France, livre un témoignage percutant sur l’interdiction brutale d’un média en plein conflit ukrainien. Ce récit intime révèle les contradictions profondes des démocraties occidentales face à la liberté d’expression et la pluralité médiatique. Alors que l’Europe revendique haut et fort ces principes fondamentaux, la réalité semble s’éloigner chaque jour davantage des discours officiels.
Victime collatérale d’une guerre idéologique entre Bruxelles et Moscou, RT France a été sacrifiée sur l’autel de la lutte contre la « désinformation ». Mais derrière les accusations politiques, aucune faute avérée n’a pu être démontrée par l’Arcom, l’autorité française censée réguler les médias. À travers cet entretien exclusif accordé à Breizh-info.com, Xenia Fedorova revient sur cette censure, sur l’attitude inquiétante de la presse mainstream et sur l’emprise croissante des pouvoirs politiques et économiques sur l’information.
Breizh-info.com : Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Xenia Fedorova : Je suis journaliste et j’ai été le président de RT France jusqu’à son interdiction par les autorités européennes et sa liquidation qui a suivi le gel des comptes de RT France par la demande du Trésor public en France. Mon expérience au sein de RT France m’a confrontée aux contradictions des discours sur la liberté d’expression en France. J’ai voulu témoigner de cette expérience dans mon livre Bannie, qui retrace non seulement la fermeture de RT France, mais aussi une tendance plus large à la censure et à la mise au pas des médias dissidents.
Breizh-info.com : Lorsque l’Union européenne a annoncé l’interdiction de RT France, quelles ont été vos premières réactions ? Vous y attendiez-vous ?
Xenia Fedorova : Je savais que la pression contre RT France était forte, même avant 2022, mais j’espérais encore que les principes de liberté de la presse et d’indépendance journalistique seraient respectés. Lorsque l’interdiction a été annoncée, j’ai ressenti une profonde injustice. Pas pour moi personnellement, mais pour tous les journalistes, techniciens et collègues français qui ont été condamnés à perdre leur emploi. La décision n’a pas été prise sur la base de violations éthiques ou juridiques de notre part, mais sur un choix purement politique, dicté par Bruxelles. Cela a été un choc, mais en même temps, c’était révélateur du climat idéologique qui règne en Europe aujourd’hui.
Breizh-info.com : L’Arcom, qui régule l’audiovisuel en France, n’a jamais réussi à démontrer un manquement de RT France. Pourquoi, selon vous, n’a-t-elle pas pris position pour défendre la liberté de la presse face aux injonctions de Bruxelles ?
Xenia Fedorova : Peu importe les tentatives, l’Arcom n’a jamais sanctionné RT France. Nous n’avons eu qu’une seule mise en demeure pour une erreur technique. Notre convention a même été prolongée. Pourquoi n’a-t-elle rien fait ? Parce que, je pense, comme beaucoup d’institutions françaises, elle s’est alignée sur les décisions européennes sans résistance. Il y a aujourd’hui une soumission aux directives de Bruxelles, même lorsque celles-ci bafouent des principes fondamentaux.
Breizh-info.com : Quel regard portez-vous sur le silence de la profession journalistique en France au moment de la fermeture de RT France ? Vous attendiez-vous à plus de soutien, notamment de la part de ceux qui se présentent comme des défenseurs de la liberté d’informer ?
Xenia Fedorova : Le silence a été assourdissant. J’aurais pu comprendre des divergences idéologiques, mais je pensais naïvement que la profession journalistique se lèverait au moins pour défendre le principe fondamental de la liberté de la presse. Ce n’est pas ce qui s’est passé. Ceux qui se proclament défenseurs du journalisme indépendant ont, pour la plupart, soit applaudi cette censure, soit détourné les yeux. Cela en dit long sur l’état de la presse en France.
Breizh-info.com : Votre livre s’intitule Bannie. Avez-vous aujourd’hui le sentiment que toute voix dissidente dans le paysage médiatique occidental est menacée d’être réduite au silence ?
Xenia Fedorova : Absolument. RT France n’a été qu’un début. Les journalistes et intellectuels qui sortent du cadre idéologique dominant sont ostracisés, privés de visibilité, voire diabolisés. Il ne s’agit pas d’un simple biais médiatique, mais d’un contrôle actif de l’information. Les médias alternatifs sont aussi en danger d’être censurés s’ils vont trop loin et deviennent trop dangereux aux yeux des autorités.
Breizh-info.com : RT France a souvent été accusée de manipuler l’information. Pourtant, de nombreux médias dits “mainstream” relaient également des informations biaisées. Pensez-vous qu’il existe une “bonne” et une “mauvaise” propagande aux yeux des autorités ?
Xenia Fedorova : C’est exactement cela. La propagande est tolérée, voire encouragée, tant qu’elle sert les intérêts des gouvernements occidentaux. Mais dès qu’un média propose une autre lecture des événements, il est immédiatement accusé de manipulation et de désinformation. Il y a donc une distinction arbitraire entre une propagande “acceptable” et une propagande “inacceptable”.
Breizh-info.com : Vous parlez d’une presse ‘complice ou soumise aux diktats politiques’. Diriez-vous que la France, qui revendique pourtant une presse libre et indépendante, est en train de dériver vers un modèle de contrôle de l’information plus autoritaire ?
Xenia Fedorova : Oui. La France se réclame d’une presse libre, mais dans les faits, elle s’aligne de plus en plus sur un modèle où seules certaines narrations sont autorisées. La fermeture de RT France en est la preuve la plus flagrante. Il y a aussi le non-renouvellement de la licence de C8 sur la TNT, qui est un autre exemple de ce dangereux précédent. Des mesures sont prises contre les médias qui dérangent.
Breizh-info.com : Que répondez-vous à ceux qui affirment que RT France n’était pas un “véritable” média, mais une arme du Kremlin dans la guerre de l’information ?
Xenia Fedorova : C’est un argument simpliste et infondé. RT France était un média français, employant des journalistes français, respectant les lois françaises. Nous apportions une pluralité d’opinions et donnions la parole à des experts souvent ignorés par les grands médias. Si le pluralisme signifie être une “arme”, alors cela en dit long sur la conception qu’ont certains de la liberté de la presse.
Breizh-info.com : YouTube, Twitter/X, Facebook… Ces plateformes ont suivi l’UE en restreignant l’accès à RT France. Voyez-vous en elles un relais du pouvoir politique ou une force indépendante qui impose sa propre vision du monde ?
Xenia Fedorova : J’en parle dans mon livre, notamment sur la façon dont les réseaux sociaux collaborent avec les gouvernements. Twitter avant Elon Musk et Twitter après sont deux plateformes très différentes, et comme vous l’avez peut-être vu, Elon Musk a exposé les politiques de l’ancienne équipe concernant le shadow banning et la censure des voix qui allaient à l’encontre du narratif officiel. Nous l’avons vu avec la couverture de la crise du Covid. Plus tard, Mark Zuckerberg de Meta a également regretté d’avoir cédé aux demandes de censure. Ceux qui n’ont pas suivi cette ligne, comme Rumble, ont été bannis de l’UE.
Breizh-info.com : Avec la montée en puissance des GAFAM, la régulation de l’information ne se joue plus seulement au niveau des États. Comment peut-on garantir une vraie pluralité de l’information à l’ère numérique ?
Xenia Fedorova : Pour garantir une véritable pluralité, il faut encourager l’émergence et la visibilité de médias indépendants, hors des grands groupes et des plateformes dominantes. Les citoyens ont aussi un rôle à jouer : ne pas se contenter d’une seule version des faits, chercher des sources alternatives, confronter les points de vue. Sans cet effort individuel, la diversité de l’information disparaîtra peu à peu.
Breizh-info.com : Depuis votre bannissement, avez-vous tenté de contourner cette censure en utilisant d’autres canaux de diffusion ?
Xenia Fedorova : Nous n’avons jamais essayé de contourner les sanctions, cela irait à l’encontre de notre principe de respect de la loi. Nous avons plutôt continué à diffuser à l’extérieur de l’UE. Malheureusement, RT France n’a pas pu continuer à fonctionner après le gel de ses comptes et a été liquidée. Cela a marqué la fin de ma carrière à RT. Cependant, le groupe a continué à diffuser en français depuis Moscou vers les pays francophones hors de l’UE.
Breizh-info.com : Les réseaux sociaux étaient autrefois perçus comme un espace de liberté et d’expression alternative. Sont-ils devenus aujourd’hui un outil de contrôle et de formatage de la pensée ?
Xenia Fedorova : Oui, clairement. Ce qui devait être un espace ouvert est devenu un outil de censure et de contrôle, où les contenus qui dérangent le narratif dominant sont invisibilisés ou supprimés. Avec une petite exception aujourd’hui : la plateforme X, qui, depuis son rachat par Elon Musk, a redonné plus de place à des perspectives différentes.
Breizh-info.com : Malgré cette interdiction, RT continue d’exister en Russie et ailleurs. Pensez-vous qu’il y a encore une chance pour RT France de renaître sous une autre forme ?
Xenia Fedorova : Tant que la censure dominera en Europe, cela semble très difficile. La manière dont RT France a été fermée laisse peu de place à un retour dans les mêmes proportions à mon avis.
Breizh-info.com : Dans votre livre, vous appelez à la vigilance et à la résistance. Quels conseils donneriez-vous aux journalistes et citoyens qui veulent défendre la liberté d’expression ?
Xenia Fedorova : Ne jamais céder à l’autocensure, ne pas accepter la pensée unique et chercher toujours à diversifier ses sources d’information. La liberté d’expression ne se défend pas par de belles déclarations, mais par le courage de ceux qui refusent de se taire, et de ceux qui acceptent qu’une opinion différente puisse être entendue, même lorsqu’ils ne la partagent pas.
Propos recueillis par YV
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