L’Argentine face au spectre des créanciers : un litige sans fin

 Il est des nations qui, à force de contrariétés et d’irrésolution, deviennent le jouet d’une fatalité qu’elles se sont elles-mêmes imposée. L’Argentine, pays de promesses et de recommencements perpétuels, se trouve une fois de plus aux prises avec le poids mort de ses engagements passés, poursuivie par une litanie de créanciers qui, loin d’abandonner la partie, réclament leur dû avec la patience obstinée d’un usurier impitoyable servi par une armée de robins à son service.

Une enquête magistrale du quotidien La Nación, sous la plume de Pablo Fernández Blanco et de Florencia Rodríguez Altube, met en lumière la montagne de dettes litigieuses qui menace l’économie du pays. La République argentine fait aujourd’hui face à pas moins de236 procédures judiciaires internationales, pour un montant évalué à25 milliards d’euros. Une somme colossale qui représente l’équivalent des réserves brutes de la Banque centrale et près des deux tiers de la dette due au Fonds monétaire international. Autant dire que l’enjeu est titanesque et que l’ardoise menace d’étrangler une économie déjà asphyxiée par une demi-siècle de mauvaise gestion.

Un héritage de faillites et de revirements

L’Argentine, qui se rêve aujourd’hui en phénix renaissant sous l’ère Milei, traîne derrière elle des décennies d’atermoiements et de décisions calamiteuses. Ces procès, jugés dans des cours étrangères, sont les fruits d’anciennes erreurs, le plus souvent délibérées : des dettes publiques impayées, des nationalisations improvisées, des modifications réglementaires hasardeuses et des ruptures de contrat qui, de Buenos Aires à Londres, de New York à Tokyo, forment un inextricable maquis judiciaire.

Ces litiges s’accumulent au fil des administrations, sans distinction de couleur politique. Les gouvernements se succèdent et adoptent toujours la même stratégie : retarder autant que possible le règlement des différends, multiplier les appels et espérer un miracle qui ne vient jamais.Le cas de la nationalisation de YPF en est l’illustration la plus frappante.En 2012, le gouvernement de Cristina Kirchner, alors soutenu par son ministre de l’Économie Axel Kicillof, expropriait la compagnie pétrolière argentine en brisant unilatéralement les accords qui régissaient son capital. Dix ans plus tard, la justice de New York a condamné l’Argentine à verser16,1 milliards de dollars aux fonds Burford Capital et Eton Park, détenteurs des créances issues de cette manœuvre. Une somme qui pourrait encore s’alourdir avec les intérêts de retard.

Outre YPF, les changements opportunistes de réglementation ont aussi coûté cher à l’Argentine.En 2013, Buenos Aires modifiait son mode de calcul du PIB, afin de réduire artificiellement le montant des intérêts à verser aux créanciers détenteurs des obligations dites« coupon PBI ». Cette manœuvre, effectuée sous la houlette d’Axel Kicillof, a été jugée abusive par la justice britannique, qui a donné raison aux fonds Palladian Partners, HBK Master Fund, Hirsh Group LLC et Virtual Emerald. La note, encore incertaine, pourrait être salée.

Le reste des procès s’éparpille entre des banques étrangères, des entreprises lésées et des États mécontents. Ainsi, leMUFG, plus grande banque du Japon, a entamé une procédure en yen contre l’Argentine pour récupérer les créances impayées de plusieurs de ses clients. En Espagne, c’est le conglomérat Marsans qui réclame 1,59 milliard de dollars après un long contentieux arbitré par le CIRDI (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements).

Le bal des fonds vautours

L’Argentine n’est pas seule dans ce guêpier : nombre d’États en difficulté ont connu le même sort. Ces fonds d’investissement, familièrement appelés « fonds vautours », rachètent à bas prix des dettes émises par des pays en détresse, avec la ferme intention d’en obtenir un remboursement total – fût-ce au prix de décennies de procédure. Ils ne se pressent pas : ils attendent, attaquent, font valoir leurs droits avec la régularité d’un métronome.

Le fonds Aurelius, célèbre pour son acharnement judiciaire, détient une créance de1,3 milliard de dollars contre l’Argentine, héritée de la crise de la dette. De même,Orazul International, filiale de l’américain Duke Energy, réclame667 millions de dollarspour des concessions non honorées dans le secteur de l’énergie. La liste des créanciers ressemble à une armée de fantassins infatigables, avançant inexorablement vers le trésor public argentin.

Ces litiges ne sont pas qu’un simple exercice de paperasserie juridique. Certains jugements ont déjà eu des conséquences tangibles.En 2012, la fragata Libertad, le navire-école de la marine argentine, fut saisie au Ghana sur ordre d’un tribunal internationalen raison d’une dette impayée envers le fonds NML Capital. Ce précédent illustre l’éventail des mesures que les créanciers peuvent prendre : saisie d’actifs à l’étranger, embargo sur des fonds déposés auprès d’institutions financières étrangères, voire gel des ressources naturelles exploitables.

Un pays pris dans un étau judiciaire

Depuis l’an 2000, l’Argentine a déjà payédix-sept milliards de dollarsen règlements de contentieux internationaux. Une somme vertigineuse qui aurait pu être investie autrement. Mais au lieu d’apprendre de ces erreurs, Buenos Aires a persisté dans ses errances, notamment sous les gouvernements kirchnéristes. L’actuel gouvernement de Javier Milei, bien que décidé à redresser les finances du pays, devra affronter cette montagne de procès comme un héritage empoisonné.

Les experts juridiques sont formels : chaque jugement défavorable complique un peu plus la capacité du pays ànégocier de nouveaux emprunts sur les marchés internationaux. Comme l’explique Bernardo Saravia Frías, ancien procureur du Trésor argentin,une condamnation ne se limite pas au montant à payer : elle engendre une méfiance durable des investisseurs et freine toute tentative de restructuration de la dette.

Un passé qui se répète

Ces interminables litiges ne sont pas une nouveauté. L’histoire regorge d’exemples similaires, où les créanciers de l’Argentine patientent des décennies pour faire valoir leurs droits. L’exemple français de la« Jeanne Amélie », un trois mâts coulé en 1876 à cause d’un différend entre l’Argentine et le Chili, en est une parfaite illustration. La compensation de cette perte, donna lieu à un imbroglio juridique qui mit près dequarante ansà être résolu. Les sommes en jeu n’étaient pas très importantes, mais la procrastination des « señores » est un réel obstacle au règlement des différends. Ce n’est qu’à l’aube du XXe siècle que ses ayants droit furent enfin indemnisés, preuve que l’histoire financière des nations est parfois un récit d’une lenteur exaspérante.

Aujourd’hui, alors que l’Argentine s’engage dans une phase de stabilisation économique sous l’égide de Javier Milei, elle se heurte à ce passif judiciaire dont elle ne pourra se défaire par de simples artifices rhétoriques. Une nation ne peut éternellement fuir ses obligations sans en payer le prix. Entrepragmatisme et idéologie, entre les exigences du marché et l’orgueil souverainiste, il lui faudra choisir. Mais une chose est certaine : la dette, qu’elle soit financière ou morale, finit toujours par se payer.

Balbino Katz

Envoyé spécial de Breizh infos en Argentine

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3 réponses à “L’Argentine face au spectre des créanciers : un litige sans fin”

  1. Pschitt dit :

    Votre conclusion est erronée : les dettes financières ne sont pas toujours payées. Certains crânes d’oeuf agitent la théorie de la « dette odieuse », mais surtout beaucoup de dettes insoutenables finissent par des défauts de paiement ou des remises partielles accordées par des créanciers internationaux. La France a annulé des milliards d’euros de dette au profit de la Côte-d’ivoire ou du Congo.

  2. Gaï de Ropraz dit :

    Je suis d’accord avec Pschitt. La -ou « Les » – dette(s) financiere(s) de l’Argentine, ne seront jamais payées. C’est impossible. Et c’est un fardeau national que le pays traîne depuis non loin d’un siècle. De ce fait, la conclusion de Balbino Katz, au dela de l’intérêt de ses ecrits, n’est pas réaliste: Il est inexact de dire qu’une dette, financière ou morale, finit toujours par se payer.

  3. mouchet dit :

    L’Argentine et la syndication des dettes de même le rééchelonnement, le partage de celles-ci est passé par beaucoup de pays européen et d’Asie se refilant la dette de l’Argentine en escompte de ci de là. Chaque acheteur achetant ces dettes en soldes à bas coup à force d’escompte croyant faire une bonne affaire comme les Subprime » aux USA qui fit l’effondrement de 2008.L’Argentine n’est pas plus pire que les Etats Unis dont les dettes de 50’000 milliards ne se remboursent jamais comme la France d’ailleurs avec 7400 milliards de dettes et engagements plus tous le déficits de 800 milliards cumulés. Depuis 2008 j’ai vu défiler des théories, des montages des syndications financières aussi farfelues les unes que les autres avec d’hypothétiques revenus de taux augmentés. L’exemple de 1020 milliards de dettes de la France en 2008 et qui sont maintenant presque 4 fois plus et 8 fois plus avec les engagements hors bilans. Les USA qui avaient une dette de 10200 milliards en 2008 sont maintenant 5 fois plus et 20 fois plus les engagements virtuels de hors bilans comme les garanties les avals les cautionnements. Le monde entier occidental vis à crédit pour le principal. Il est endetté de plus de 320’000 milliards irremboursables insolvables. Donc l’Argentine est dans le lot. Sachons donc relativiser puisque notre guerre actuelle contre la Russie et la Chine non endettées est avant tout financière, de dettes insolvables, puis commerciale cela va de soi. Le tout ira nul part et surtout en Europe. La France premier pays le plus endetté va devoir faire face comme l’Argentine à un rééchelonnement international ou vendre 1000 tonnes d’or pour finir les fins de moins et son réarmement farfelu. Ce n’est pas en réarmant le pays que tout ira mieux, cela va être pire et 2025 va être critique voir en cessation de paiement. Donc attachez vos ceintures et vos livrets d’épargnes un conseil d’amis

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