La fin du lecteur : vers une société qui abandonne la pensée écrite ?

Je ne pensais pas voir cela de mon vivant. La lecture, ce socle de la civilisation, ce pont entre les âmes, ce refuge de la pensée, décline. Non pas qu’elle vacille en un fracas soudain, mais elle s’érode, lentement, méthodiquement, à mesure que l’attention humaine est happée par l’immédiateté du numérique. Un peuple qui lit moins est un peuple qui réfléchit moins. Et un peuple qui réfléchit moins est un peuple qui abdique sa liberté.

Les chiffres sont implacables. Le Centre national du livre l’a encore démontré ces dernières années : les Français lisent de moins en moins. En une décennie, les taux de lecture se sont effondrés, particulièrement chez les jeunes. Là où le livre était un compagnon quotidien, il devient un objet marginal, feuilleté à la hâte durant les vacances. L’univers numérique, avec ses vidéos courtes, ses podcasts, ses flux incessants d’images et de sons, a supplanté l’écrit. L’acte même de lire, de s’arrêter, de poser les yeux sur une page (ou même de lire sur un écran) et de s’abandonner à un récit ou un essai, devient un vestige d’un autre temps.

Quand l’écran remplace la page

Certes, la technologie évolue et nous devons nous adapter. Le livre a coexisté avec le cinéma, avec la télévision, et il aurait pu survivre au numérique. Mais ce qui se passe aujourd’hui est d’une autre nature : nous ne sommes plus simplement face à un changement de support, nous sommes face à une mutation profonde de la manière dont l’être humain absorbe et traite l’information. Lire demande un effort, un engagement intellectuel. L’image et le son, eux, suppriment cette barrière. On écoute sans prendre de notes, on regarde sans structurer sa pensée. La vidéo et l’audio nous dictent un rythme et un cadre, alors que la lecture nous laisse le soin de bâtir notre propre cheminement.

Ce glissement n’est pas anodin. La lecture n’est pas qu’un passe-temps, elle est une école de la rigueur et de l’autonomie. Lire, c’est apprendre à formuler un raisonnement, à structurer une idée, à développer une pensée qui n’est pas dictée par l’émotion immédiate d’une image ou d’un extrait sonore. C’est en cela que la disparition progressive de l’écrit est inquiétante : elle signe l’abandon d’une partie de notre capacité à raisonner.

Un monde où la réflexion devient un luxe

Regardons autour de nous : les débats publics se font de plus en plus superficiels, l’argumentation cède la place aux slogans, les idées sont remplacées par des postures. La complexité fait peur, et les raisonnements nuancés sont devenus suspects. Comment s’en étonner, quand la culture du livre, qui forgeait la patience intellectuelle et l’habitude de la contradiction, se voit reléguée derrière des formats courts et simplistes ?

Les jeunes lisent moins, y compris sur écrans, mais passent des heures à écouter des influenceurs ou à regarder des vidéos en boucle. Là où un livre nous invitait à penser par nous-mêmes, l’image et le son nous enferment dans une consommation passive d’idées prémâchées. Nous sommes devenus des spectateurs, non des acteurs du savoir. Et cette passivité intellectuelle est dangereuse : elle prépare les esprits à accepter l’information telle qu’elle vient, sans la questionner, sans la mettre en perspective.

Un retour possible ?

Peut-on espérer un sursaut ? Rien n’est irréversible. Mais il faut cesser de croire que la lecture survivra sans effort, qu’elle se maintiendra naturellement dans un monde où tout pousse à la distraction instantanée. L’école doit réapprendre à donner le goût de la lecture, non pas en l’associant à une corvée scolaire, mais en la restituant comme une expérience vitale, une porte ouverte sur la liberté, y compris, j’insiste, sur écran. Les parents doivent résister à la tentation de la facilité numérique et transmettre à leurs enfants cette richesse inestimable qu’est le goût des livres.

Si nous renonçons à cet héritage, nous accepterons une humanité appauvrie, incapable de recul, soumise aux flux continus d’informations dictées par des algorithmes. Et alors, nous aurons perdu bien plus qu’un simple plaisir : nous aurons laissé s’éteindre l’un des derniers remparts contre l’asservissement des esprits.

Jacques Albinet

Crédit photo : Pixabay (cc)

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