Alors que les États-Unis se battent depuis des décennies contre les cartels de la drogue mexicains, une proposition audacieuse refait surface : le recours aux lettres de marque et de représailles, un dispositif juridique oublié qui autorise des entités privées à mener des actions militaires pour le compte de l’État. Cette idée, soutenue par Erik Prince, ancien militaire et fondateur de la société de sécurité privée Blackwater, trouve un écho inattendu dans les sphères politiques américaines. Pourtant, cette démarche soulève des questions cruciales sur la souveraineté, la sécurité internationale et les principes constitutionnels.
Un héritage constitutionnel oublié
Les lettres de marque et de représailles sont des autorisations officielles délivrées par un gouvernement à des particuliers ou des organisations privées, leur permettant de mener des opérations militaires contre des ennemis de l’État. Historiquement, elles servaient à armer des navires privés pour attaquer des vaisseaux ennemis lors de conflits, notamment au XVIIIe siècle. En France, ce type de pratique a disparu depuis des siècles, tandis que les États-Unis restent la seule grande puissance à ne pas avoir signé le traité de Paris de 1856, qui interdit cette pratique au niveau international.
La raison est simple : le droit d’émettre de telles lettres est inscrit dans la Constitution américaine. L’article I, section 8, confère au Congrès le pouvoir de « déclarer la guerre, d’accorder des lettres de marque et de représailles, et d’établir des règles concernant les prises sur terre et sur mer. » Ce vestige juridique a survécu à travers les âges, bien que rarement utilisé. La dernière lettre de marque connue aurait été émise en 1942, après l’attaque de Pearl Harbor, autorisant un opérateur de dirigeable à chasser des sous-marins japonais au large des côtes californiennes.
Erik Prince et la résurgence des lettres de marque
C’est dans ce contexte historique qu’Erik Prince propose de réactiver ce mécanisme pour lutter contre les cartels de la drogue mexicains. Selon lui, les institutions gouvernementales américaines sont entravées par des bureaucraties complexes, incapables d’agir avec la rapidité et la flexibilité nécessaires face à des organisations criminelles agiles et bien armées.
« Les cartels opèrent dans des espaces morts entre les différentes agences gouvernementales américaines, » explique Prince. « Ils exploitent les failles du système bureaucratique, là où aucune entité publique ne peut intervenir efficacement. Seules des organisations privées, agissant sous l’autorité de lettres de marque, peuvent se déplacer avec la rapidité et la détermination requises. »
L’idée a trouvé un soutien inattendu au Sénat américain, notamment chez le sénateur républicain Mike Lee, qui a publiquement évoqué cette proposition. Prince admet d’ailleurs avoir contribué à sensibiliser le sénateur à ce sujet. L’objectif serait de permettre à des entités privées de mener des opérations ciblées contre les infrastructures des cartels, de neutraliser leurs réseaux de distribution et de réduire leur capacité à terroriser les populations locales.
Un précédent aux conséquences Imprévisibles
Le recours à des acteurs privés pour des missions relevant traditionnellement des forces armées pose des questions éthiques et juridiques majeures. L’usage des lettres de marque pourrait transformer des sociétés de sécurité en véritables armées privées, opérant sous des mandats officiels mais échappant en partie au contrôle direct de l’État. Cette situation rappelle les dérives observées lors des conflits en Irak et en Afghanistan, où des sociétés comme Blackwater ont été impliquées dans des incidents controversés.
Par ailleurs, cette approche soulève des inquiétudes au niveau international. En réactivant un mécanisme abandonné par la plupart des nations modernes, les États-Unis risquent de fragiliser les normes du droit international humanitaire. La distinction entre combattants réguliers et mercenaires deviendrait floue, compliquant la gestion des conflits et la protection des civils.
Un Symbole de l’Évolution de la Guerre Moderne
Au-delà des aspects techniques et juridiques, la proposition de réintroduire les lettres de marque est révélatrice d’une tendance plus large : la privatisation croissante des fonctions régaliennes. De la sécurité intérieure à la gestion des conflits armés, les États modernes externalisent de plus en plus leurs prérogatives à des acteurs privés, motivés par des intérêts financiers plutôt que par des considérations d’intérêt général.
Cette évolution soulève des interrogations sur la nature même de l’État et de sa souveraineté. Peut-on confier la guerre à des entreprises privées sans risquer de perdre le contrôle sur des questions vitales pour la sécurité nationale ? La réponse à cette question déterminera non seulement l’avenir de la politique américaine en matière de sécurité, mais aussi l’équilibre des relations internationales dans les décennies à venir.
L’idée de ressusciter les lettres de marque est à la fois audacieuse et inquiétante. Elle témoigne des limites des approches traditionnelles face à des menaces non conventionnelles, mais aussi des risques liés à la privatisation de la violence légitime. Si cette proposition venait à se concrétiser, elle marquerait un tournant dans l’histoire des relations internationales et dans la conception même de la guerre à l’ère moderne. Une innovation saisissante, certes, mais dont les conséquences pourraient s’avérer aussi imprévisibles que profondes.
Une réponse à “Le Retour des corsaires à la bannière étoilée”
Aux Lettres de Marque, il faudrait ajouter les Lettres de Cachet pour les ennemis (nombreux) de l’intérieur.