Le monde moderne, depuis quatre siècles, est dominé par la machinerie. Tel philosophe voit les êtres vivants comme des machines perfectionnées (Descartes), tel autre pense la nature comme l’œuvre d’un ingénieur muni d’un supercalculateur (Leibniz). L’argent est l’âme du capital, la machine en est le corps.
Or, l’élimination de la vie au profit du mécanique conduit à une réification générale de la vie humaine et une perte de notre être-au-monde. Faire de la nature une simple matière première, remplacer les processus vitaux par des procédures mécaniques, tout cela permet de traiter les humains comme des choses pour en faire des êtres prédictibles. Cet homme, à qui l’on promettait de devenir « maître et possesseur de la nature », est en passe de devenir le serviteur de ses propres créations.
Si nous ne voulons pas laisser la place au posthumain, il est temps de prendre la mesure de ce qui se joue et de réfléchir aux moyens de mettre des grains de sable dans la machine.
Tel est l’objet du livre de Denis Collin, devenir des machines, publié aux éditions Max Milo. Nous avons interviewé l’auteur.
Breizh-info.com : Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Disons que je consacre ma vie à la philosophie. J’ai été professeur de philosophie en lycée, en classes préparatoires et même quelque temps à l’Université. Professionnellement, j’avais fait auparavant d’autres choses, apparemment très loin de la philosophie, mais j’ai toujours consacré une bonne partie de mon temps à la lecture, à la méditation des philosophes et à l’écriture. J’ai écrit une bonne quarantaine d’ouvrages de philosophie, des essais personnels et des livres destinés aux étudiants. J’ai été un militant politique engagé, mais je crois maintenant que le militantisme est largement illusoire. Je reste cependant un « élève de Marx » qui est pour moi un philosophe majeur pour comprendre la réalité de notre époque, à condition de l’extraire de la gangue « marxiste » – « le marxisme est l’ensemble des contresens faits sur Marx », disait à juste titre Michel Henry.
Breizh-info.com : Votre livre met en lumière quatre siècles de domination de la machine sur la vie humaine. Qu’est-ce qui vous a conduit à entreprendre une telle réflexion sur ce sujet
Dans une vie antérieure (dans les années 1980 et un peu plus), j’étais informaticien et j’avais été amené à travailler sur l’intelligence artificielle quand on n’en parlait pas encore à la « une » des médias. Il m’a semblé important d’essayer de penser ce qui était en cause ici et ce fut d’ailleurs une des raisons de mon retour à la philosophie. En second lieu, mon travail sur Marx m’a amené à une critique de la « machinerie » qui commande nos sociétés. En troisième lieu, voilà déjà un bon moment que je suis alarmé par le développement sans limite de ce que Habermas appelait « l’eugénisme libéral », c’est-à-dire l’acheminement vers la fabrication industrielle des bébés, conformément au scénario d’Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes. Il m’est apparu que la machine est non seulement une réalité physique, mais aussi un modèle théorique qui commence à dominer la pensée scientifique et philosophique dès le XVIIe siècle. Les catégories de la pensée se développent à partir de la pratique sociale : la machine est devenue un modèle théorique dominant avec le développement du mode de production capitaliste. En effet le capitalisme ne peut vraiment exister qu’avec le machinisme qui permet d’asservir les travailleurs à un processus impersonnel. La domination du capital est aussi la domination de la machine sur l’homme, au point que l’homme devient un rouage de la machine, un de ses éléments. Cette union du machinisme et du capitalisme peut être comparée à l’union de l’esprit et du corps chez Descartes : la machine est le corps dont l’argent est l’esprit !
Breizh-info.com : Votre ouvrage est-il une critique exclusivement philosophique, ou également un appel à une mobilisation sociale contre la domination technologique ?
Toute critique philosophique est aussi une critique sociale. Et c’est vrai de toutes les grandes philosophies, de Platon à nos jours ! Mais je n’aurais la prétention d’appeler à quoi que ce soit. Il y a eu, jadis, des mobilisations sociales contre les machines, par exemple le mouvement de Ludd en Angleterre au début du XVIIIe siècle. Mouvement désespéré et passablement méprisé par les « progressistes » de tout poil, « marxistes » en tête. Mais il reste un « luddisme » souterrain sur le plan intellectuel (de Mumford à Michéa en passant par Günther Anders) et sur le plan pratique : les ouvriers sont rarement des enthousiastes des progrès du machinisme. Ils sont souvent très conservateurs (à juste titre) et les dominants le leur reprochent suffisamment.
Breizh-info.com : Vous associez l’émergence de la machinerie au développement du capitalisme. Pensez-vous que cette symbiose était inévitable, ou aurait-elle pu être évitée à un moment donné de l’histoire ?
Il n’y a pas de lois inflexibles de l’histoire. Le chemin qui a été suivi en Europe occidentale est propre à l’Europe occidentale et résulte d’une série de facteurs et de décisions des individus. Marx a consacré une partie des dix dernières années de sa vie à réfléchir sur cette question. Il faudrait se défaire de la croyance proprement superstitieuse dans les bienfaits illimités du progrès technique et de la « croissance des forces productives ». Le développement illimité du capital détruit les deux sources de la richesse, la Terre et le travail. C’était une des conclusions les plus importantes de Marx qui recherchait la voie d’une restauration du métabolisme entre l’homme et la nature. Les travaux de quelqu’un comme le philosophe japonais Kohei Saïto sont vraiment très précieux, qu’il s’agisse de son livre sur La nature contre le capital : l’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital, un livre passionnant bien que très technique, ou de son livre à succès traduit en français sous le titre Moins, qui est un « best-seller » international.
Il y a une autre dimension : les sociétés « archaïques » pourraient bien, sous certains rapports, nous servir de modèles. Marx a consacré beaucoup de temps à étudier les formes de propriétés communes dans les sociétés anciennes et montre combien le « progrès » de la société capitaliste et de l’appropriation privée de la terre a été catastrophique.
Autrement dit, pour aller de l’avant, il serait bon de jeter un œil en arrière !
Breizh-info.com : À travers les siècles, quels moments clés ou révolutions technologiques considérez-vous comme particulièrement critiques dans cette « cage d’acier technoscientifique » que vous décrivez ?
Scientifiquement, le moment décisif est cet extraordinaire XVIIe siècle, de Galilée à Newton en passant par notre grand Descartes. Tous ces génies inventent la science moderne qui est encore la nôtre et qui s’impose par sa capacité prédictive. Sur le plan technique, c’est l’introduction de machines automatiques dont le mouvement est entraîné par un moteur central. Après le bois, le charbon et le pétrole ne feront qu’augmenter l’efficacité de ces machines. Il faut aussi remarquer que les grandes révolutions technologiques du XXe siècle coïncident avec les guerres mondiales. La première n’a pas seulement développé avec un soin tout particulier l’art d’anéantir l’humanité, mais on y a aussi trouvé l’occasion des grands progrès de la chirurgie pour la réparation des gueules cassées. La Deuxième Guerre mondiale nous a laissé la bombe atomique et l’informatique… On peut écrire de différentes façons l’histoire des révolutions technologiques, mais je note tout de même l’importance des armes dans ces révolutions. Marx et Braudel font naître le capitalisme dans les forges du nord de l’Italie spécialisées dans la fabrication des épées en acier. Lewis Mumford montre que c’est dans la production d’armes qu’apparaissent, au XVIIe siècle, les premières usines basées sur la fragmentation du travail. La machine et la mort ont des liens profonds. C’est encore Marx qui dit qu’à travers le machinisme s’affirme la domination du travail mort sur le travail vivant.
Les « technologies du vivant » liées à la manipulation du génome ouvrent un véritable abîme sous nos pieds. L’homme devient un objet de production orienté vers une fin. Il est transformé en chose. M.Musk dirige une société, Neuralink, qui se donne pour objectif d’implanter des interfaces entre l’appareil neuronal humain et des dispositifs électroniques et il n’est que l’un des nombreux acteurs de ce secteur où l’on travaille à « dépasser » l’humain (transhumanisme ou post-humanisme). M. Musk nous présente d’excellentes raisons « humanitaires » de développer son industrie. Le pire advient toujours pour d’excellentes raisons.
Pierre Legendre, un de nos grands penseurs, avait dénoncé la « conception bouchère de l’humanité » et soutenait que la manipulation des embryons était la preuve que Hitler avait gagné la guerre. Comment lui donner tort ?
Breizh-info.com : Vous parlez d’une « involution des Lumières ». En quoi le projet des Lumières a-t-il, selon vous, été détourné par le développement technologique et scientifique moderne ?
Les Lumières s’enracinent dans toute notre histoire intellectuelle. Elles s’appuient sur l’idée qu’il y a une éminente dignité de l’homme, de Maître Eckart à Pic de la Mirandole. Les Lumières affirment la liberté de l’homme et exaltent la puissance de son esprit. « Se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », dit Descartes qui formule le programme des siècles suivants. Husserl, réfléchissant sur la crise de l’humanité européenne rappelle ce projet émancipateur, mais doit constater qu’il a, de fait, ouvert la voie à une soumission de l’humanité à la rationalité instrumentale, une rationalité par l’efficacité technique et économique. Les hommes se sont libérés de l’emprise religieuse pour tomber dans le culte de ce fétiche barbare, l’argent, et en lieu et place des miracles, la puissance des machines assurait la vérité de cette foi. On rit de ceux qui croyaient que Dieu pouvait se déguiser en buisson-ardent pour parler à Moïse. Mais combien plus devrions-nous rire de ceux qui croient qu’un tas de ferrailles et de plastique pourrait être intelligent !
En guise d’émancipation humaine, nous avons affaire à une domination généralisée, non seulement la domination de la machine dont le travailleur devient un simple moyen, une « ressource humaine », quelle expression ! Mais aussi le contrôle généralisé (la Chine a montré la voie), la connexion généralisée et la fin de la vie intime, la destruction des cultures dans leur diversité, l’abolition des différences entre les humains, réduit à des consommateurs interchangeables – l’épidémie de transgenre en est un exemple particulièrement étrange. Les ressources des technologies les plus sophistiquées ne servent pratiquement qu’à diffuser une sous-culture répugnante et le flux continu de l’information rend quasi impossible l’accès à la vérité. Sans l’élan donné par les Lumières aux sciences de la nature et aux technologies nouvelles, rien de tout cela n’aurait été possible, mais tout cela, c’est la ruine des espérances des Lumières.
Breizh-info.com : Votre critique semble très actuelle face aux enjeux de l’intelligence artificielle et des nouvelles technologies. Voyez-vous ces évolutions comme une accélération irréversible de ce processus de mécanisation, ou existe-t-il des points de rupture possibles ?
Les technologies actuelles sont en germes dans la société capitaliste depuis plusieurs siècles. Pascal invente une machine à calculer mécanique. Leibniz va beaucoup plus loin et propose que l’on mette au point un langage parfait qui permettrait de calculer avec les pensées comme on calcule avec les nombres. On pourrait ainsi remplacer toutes les disputes en droit et en morale par un seul ordre : « Calculons ! » Nous y sommes. La mécanisation de la pensée se produit même quand on n’a pas de machine à asservir. On suit des procédures, exactement comme une machine exécute pas à pas les différentes commandes dictées par l’algorithme. J’avais publié voilà plus d’une décennie un livre, À dire vrai (A.Colin, 2013) qui prenait la défense de la valeur véritative de la philosophie contre le triomphe de la pensée procédurale. Tout ce qui a été produit depuis a confirmé mes craintes.
Les seuls points de rupture possibles viendront de nouveaux luddites dont l’action pourrait être d’autant plus ravageuse que notre système technique mondialisé est de la plus extrême fragilité. Mais nous sommes tellement drogués à la technologie que cette hypothèse est assez improbable. En revanche, un blocage faute de ressources matérielles est parfaitement envisageable. On a appris que le réseau électrique de la côte est des États-Unis est fragilisé par la consommation induite par l’utilisation de l’IA type chatGPT. On sait que les monnaies virtuelles, type bitcoin, exigent des puissances électriques considérables. Les matériaux avec lesquels on construit toute la quincaillerie informatique se raréfient. Certains ingénieurs comme Philippe Bihouix ont lancé des cris d’alarme et proposent que l’on rétrograde, passant des high-tech aux low-tech. On pourrait espérer que cette réalité nous rendra plus sages, mais rien de tel ne semble devoir se produire. La bataille pour le contrôle des matières premières est engagée. L’hypothèse d’une nouvelle guerre mondiale est plausible. Hobbes soutenait que seule la peur de la mort violente peut rendre les hommes plus sages. Puisse-t-il avoir raison…
Breizh-info.com : La question écologique est omniprésente aujourd’hui. Selon vous, dans quelle mesure la « réification de la nature » et son exploitation comme simple matière première participent-elles de ce processus destructeur que vous dénoncez ?
Les éleveurs de poulets en batterie parlent de leurs bêtes comme d’un minerai. Jadis, on élevait des vaches, mais aujourd’hui on est producteur de viande ou de lait. Les transformations sémantiques disent l’essentiel. Notre rapport humain le plus fondamental est le rapport à la nature. Nous en vivons et pourtant la société moderne nous a sevrés de nature. La première grande aliénation, celle qui est la mère de toutes les autres, est la propriété privée de la terre qui a exclu la majorité des hommes des moyens de se nourrir par eux-mêmes. Les enclosures en Grande Bretagne au XVIIIe siècle en sont un exemple fameux. Mais cela remonte de fait à l’institution de la vie urbaine dans ces périodes de l’histoire où a commencé la domestication de l’homme (voir Homo domesticus de James C. Scott). Le parc naturel, invention étatsunienne, consacre cette séparation entre le monde civilisé urbain et la nature sauvage.
Derrière tout cela, il y a un problème philosophique profond. Le mot « vie » a-t-il un sens ? Pour la technoscience moderne, il n’en a pas, comme le notait François Jacob. Du point de vue de l’épistémologie des sciences du vivant, on a sûrement eu raison de se débarrasser du vitalisme. Mais du point de vue d’une vérité plus fondamentale, c’est une grave erreur. Nous savons intimement que les êtres vivants ne sont pas des machines. Il m’arrive d’aller regarder les vaches de mes voisins en train de brouter leurs prés ou de manger leur foin et je sens que nous appartenons à des rameaux du même arbre… Je sais qu’elles feront leur « travail », donner du lait dont on fera du fromage et des yaourts, je sais qu’elles finiront sous le couteau du boucher, je ne suis pas leur « frère », mais il y a bien quelque chose de commun qui s’appelle la vie, alors que nous n’aurons jamais rien de commun avec les ordinateurs.
Breizh-info.com : Les Lumières sont souvent considérées comme un progrès inéluctable pour l’humanité. Comment concilier une critique de leurs dérives avec la reconnaissance des avancées qu’elles ont permises ?
Je crois qu’il faut procéder à une critique sérieuse du « progrès ». La philosophie de l’histoire des classiques est une théologie et rien d’autre. Le « progrès » de l’humanité n’a jamais rien d’inéluctable et tout progrès se paye, d’une manière ou d’une autre. J’ai du mal à tenir pour un progrès la puissance que nous avons acquise de détruire l’humanité.
Mais il est vrai que nous ne pouvons pas rejeter en bloc l’héritage des Lumières. Nous devons faire le tri et garder ce qui doit l’être. Les progrès de la médecine sont précieux, sous bénéfice d’inventaire, et tout ce qui permet d’alléger la peine des hommes doit être préservé, tout comme nous devons préserver les principes moraux essentiels que sont la liberté de conscience, l’égal respect dû à tous les humains, quels qu’ils soient, un certain universalisme, etc.
Le tri n’est pas toujours facile à faire, entre ce que l’on doit préserver et ce qu’il faut rejeter, car les techniques font globalement système et qu’on ne peut pas facilement en abandonner une que l’on trouve nuisible ou futile sans en abandonner d’autres. Mais la tâche ne me semble pas impossible. Évidemment, ce ne peut être le résultat de décisions technocratiques, mais seulement celui de décisions prises par les communautés de citoyens.
Breizh-info.com : Vous évoquez la nécessité de penser une résistance à ce mouvement de mécanisation. Quelles formes concrètes cette résistance pourrait-elle prendre, selon vous ?
Je ne crois plus aux grands mouvements qui nous mèneraient aux « lendemains qui chantent ». Les prises de conscience individuelles et l’esprit de responsabilité sont la première forme de résistance. Sartre disait que nous sommes responsables du monde et je pense qu’il avait raison ! Nous ne pouvons pas dire « ça ne me concerne pas ! » et encore moins « après nous le déluge ! ». Les « belles gens » qui donnent des leçons de « développement durable » et font le tour du monde en jets ou se promènent sur leur luxueux yacht sur les mers du monde entier sont de tristes guignols. Mais ceux qui protestent contre de coûteuses lignes de chemin de fer ou des autoroutes inutiles résistent légitimement.
Les associations d’entraide locales, les associations culturelles non intégrées au spectacle de la culture officielle, les multiples formes de liens qui permettent de dégager les individus de la soumission au système sont à préserver. Il est à remarquer que tout ce qui existe aujourd’hui en matière de résistance est à peu près indépendant des idéologies politiques. Les analyses de Christophe Guilluy décrivent assez précisément comme les « gens ordinaires » organisent leur sécession d’avec ceux d’en haut.
Breizh-info.com : Face à l’hégémonie des technologies, existent-ils des modèles sociaux ou culturels qui échappent encore à cette domination de la machinerie et qui pourraient servir d’inspiration ?
Là encore, il n’est pas de modèle global. L’agriculture biologique et la coopération agriculture, sans être la panacée, œuvrent utilement. Plus généralement, les mouvements coopératifs et principalement les coopératives de producteurs devraient être soutenus et encouragés. Je peux simplement donner une ligne directrice : passer d’une économie fondée sur l’accumulation de la valeur (argent) à une économie fondée sur la valeur d’usage et faire la chasse aux gadgets. Nous n’avons pas vraiment besoin d’un réfrigérateur connecté ni d’une automobile avec des écrans géants. Les produits de notre industrie ne sont pas des objets de culte et ne valent que par le service rendu. Ce précepte de simple bon sens entraînerait des conséquences considérables et notamment une baisse de la production industrielle et de la consommation d’énergie, une décroissance qui ne diminuerait pas notre confort réel, mais exigerait que nous en finissions avec le fétichisme de la société de consommation.
Breizh-info.com : En tant qu’animateur d’universités populaires, comment percevez-vous la capacité du grand public à saisir les enjeux technologiques et philosophiques que vous soulevez ?
Le public qui fréquente cet « atelier philo » que je coanime, ou le public de notre cercle Condorcet de l’Avallonnais est déjà sensibilisé à tous ces enjeux. Mais il est vrai que nous sommes des habitants de la campagne, qui plus est, perdus dans cette « diagonale du vide » dont parlent les géographes – une bande du territoire qui va de la Meuse aux Landes et où la densité est inférieure à 30 habitants au km². Mais plus globalement, il y a des réticences fortes à vaincre tant la croyance dans les bienfaits de la technoscience est ancrée et tant les esprits trouvent de satisfaction dans les biens illusoires de la société de consommation. Chacun que sait que la possession de ces biens (le dernier téléphone portable !) n’offre que des satisfactions illusoires, chacun éprouve la frustration qui tôt suit la possession, mais c’est le mécanisme même du désir qui fonctionne à plein. On ne peut en sortir qu’en offrant de nouveaux objets au désir, le désir de biens réels, et non en prônant la frugalité ! C’est assez simple en fait : une partie de belote entre amis vaut bien mieux qu’un jeu en ligne, il n’y a rien de meilleur qu’offrir un repas préparé avec les légumes du jardin, rien de plus désirable que la conversation ou même le bavardage.
Ce que le « grand public » peut faire, c’est la démarche qui amène à ces conclusions. L’engagement dans les activités visant à populariser la philosophie repose sur la conviction que les « gens ordinaires », les gens qui n’ont pas étudié la philosophie dans toutes ses subtilités, peuvent néanmoins philosopher. Tous les hommes sont philosophes, disait Gramsci ! En effet, le bon sens étant au monde la chose la mieux partagée, on peut faire fond sur le sens commun pour saisir les enjeux historiques majeurs auxquels nous sommes confrontés.
Breizh-info.com : Quels autres auteurs ou ouvrages recommanderiez-vous pour compléter la réflexion amorcée par votre livre ?
D’abord Günther Anders et notamment les deux volumes de son Obsolescence de l’homme. Anders a une façon très originale de philosopher, loin des normes universitaires, mais c’est très profond et accessible à tous.
Pour une perspective d’avenir un peu plus optimiste, il faut lire Kohei Saïto et surtout Moins qui essaie de penser une transformation radicale qui s’impose à l’époque de l’anthropocène.
La dialectique de la raison de Horkheimer et Adorno est, à mon sens, indispensable pour penser ce retournement des Lumières. De même L’homme unidimensionnel de Marcuse nous donne une analyse puissante du totalitarisme techno-industriel.
Dans les philosophes contemporains, l’un des plus intéressants est Jean Vioulac que j’ai lu après avoir écrit mon livre. La logique totalitaire et Métaphysique de l’anthropocène sont pour moi des ouvrages fondamentaux.
Pour terminer, ne jamais manquer un Jean-Claude Michéa ou un Dany-Robert Dufour.
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