Au premier abord on pourrait se souvenir de Montesquieu et de la question centrale qui le résume: « Comment peut-on être Persan ? »… C’est ce qui vient tout de suite à l’esprit du lecteur de ce joli petit ouvrage, intitulé INRÔ, que nous donne, cette saison, Florence Brégeon : alors… comment peut-on être « Japonais » ?
Inrô, de Florence Brégeon, Edition Les Mots qui portent, 132 pages, format « à l’italienne », 25 €.
INRÔ décrit un parcours très poétique le long du Tôkaidô (la route de la mer de l’Est) vécu en songe et rendu en une très belle écriture… comme on n’en fait plus, sauf par et pour des « gens de qualité » — en ces heures moroses, on n’ose pas dire. Le texte s’accompagne d’aquarelles finement « japonaises » créées par l’auteur… Au temps jadis, le goût en vint à tant de bons peintres.
INRÔ est le nom d’une petite boîte « à secrets » que les meilleurs citoyens (mâles… mais pas que) portaient à la ceinture. Et voilà que le personnage central de ce conte se nomme, elle aussi, INRÔ…
L’explication nous parvient à la lecture d’une lettre découverte par INRÔ, roulée au sein d’un furoshiki « en soie et en coton » et conservée dans un coffre au grenier de la maison où habitaient la jeune femme et sa grand-mère adorée, Yuzuki. « Quand l’état de santé de ton père s’est dégradé et que nous savions que l’issue serait malheureuse, ta mère lui a demandé, avant son dernier souffle, comment il voulait que l’enfant qu’elle portait se prénomme. Il lui a répondu avec un sourire : INRÔ ! Ce sera forcément un trésor, fille ou garçon. Puis il s’est éteint. »
La lettre propose une mission à INRÔ… « Tu as été choisie, dit la lettre, par la déesse O Inari pour nous réconcilier avec les kamis (les divinités du culte shintoïste). Pour ouvrir les yeux à tes semblables, qui courent à leur perte. O Inari a besoin de toi. Elle te demande de te rendre à Wakegori. Tu y trouveras un cerisier nommé cerisier du seizième jour. Il fleurit seulement le seizième jour du premier mois de notre calendrier lunaire… Elle (O Inari) a ajouté que tu devais porter sur toi un objet précieux (l’ inrô) pouvant contenir le pardon et la renaissance à la fois… »
Et voici INRÔ sur la route de Tôkaidô… Elle doit parcourir l’île de Honshû (l’île du milieu, la plus vaste) dans tout sa largeur. Elle part d’Edo (Tokyo) et marche vers Kyoto… Il lui faudra « traverser vallées, villages et villes pendant des semaines. » Elle reçoit un katana, un « sabre de plus de soixante centimètres »… La première nuit, elle se repose dans un village de pêcheurs « sur la baie de Shinagawa »… Bientôt elle rencontre ISAO qui lui apprendra l’art de se servir du katana… et plus encore. Elle en deviendra amoureuse et le rejoindra à la fin de ce joli conte…
Mais auparavant, il lui faudra passer par la petite ville de Toba où vivent les Ama (les « femmes de la mer »)… de « véritables sirènes »… Il lui faudra découvrir les « rizières de Maruyama Senmaida »… Où elle réunit les paysans et les délivre de « l’homme de boue de la rizière », un dangereux dorotabô… et participe à un rituel agraire, « Oku-noto no aenokoto »… Elle fait une halte à Kada où elle est très mal reçue mais se voit offrir cependant « un thé » par une vieille femme qui lui apprend qu’un « mal étrange » règne sur la ville, propagé par « un petit démon sauvage recouvert de pustules », que des poupées habillées de rouge font fuir… Arrivée à Kyoto, elle loge à l’auberge Hiiragiya, « du Houx »… et se rend immédiatement au « quartier des plaisirs, Shimabara »… qui semble ne plus l’être : « les meurtres des samouraïs s’y succédant »… Elle se déguise en oiran, en courtisane de haut rang, les seules à pouvoir entrer ou sortir du quartier « comme bon leur semble »… Là, elle découvre « une ville dans la ville » avec plusieurs types de maisons : « les grandes, où résident les courtisanes de haut rang et leurs servantes ; celles de deuxième rang, où logent les plus modestes ; enfin, les petites maisons, qui abritent les prostituées de plus basse condition. » C’est vers elles qu’ INRÔ se dirige et modifie son équipage en « prostituée de rang inférieur », en heyamochi… Sa plus grande réussite : INRÔ délivre ces pauvres femmes avant de les envoyer au pays des Ama…
Après mille péripéties, comme jadis les Chevaliers de la Table Ronde en vivaient… katana compris, INRÔ s’éveille dans les branches du sakura magique de Wakegori, le « cerisier du seizième jour = Jiu-Roku-Sakura » qui a fleuri sous le regard apaisant de la déesse Amaterasu et à l’écart du samouraï de Iyô qui fut son créateur.
Comment quitter ce petit ouvrage plein de fraîcheur ? En se disant, comme l’écrit le préfacier, le chef Eric Guérin, de la Mare aux oiseaux, sise à Saint-Joachim, en plein coeur des marais de Brière : « Inrô résonne comme un écho vibrant à notre époque stigmatisée par les luttes pour la préservation de la nature et la redécouverte de nos racines spirituelles. » Ce qui est parole de vérité.
MORASSE
Crédit photo : Reginald Pentinio /Flickr
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