Le nom de J.R.R. Tolkien évoque souvent des récits épiques inspirés des mythes nordiques et d’une imagination médiévale profondément ancrée dans le catholicisme romain. Pourtant, l’ouvrage Tolkien in the Twenty-First Century: The Meaning of Middle-Earth Today de Nick Groom (non traduit en français) propose une relecture audacieuse, tentant de rapprocher l’univers de la Terre du Milieu des enjeux contemporains. Si cette approche peut séduire, elle mérite d’être examinée avec prudence pour éviter de plonger dans une interprétation relativiste ou postmoderne de l’œuvre de Tolkien.
Tolkien, un témoin des incertitudes modernes ?
Dans son livre, Nick Groom explore des thèmes tels que l’incertitude, l’ambiguïté du bien et du mal, ou encore la multiplicité des identités. Ces notions, selon lui, résonnent avec les préoccupations actuelles. Par exemple, il souligne que les personnages de Tolkien, loin de se réduire à une identité figée, évoluent à travers leurs interactions et leurs épreuves. Si cette analyse est juste, elle ne doit pas être interprétée comme un clin d’œil à l’idéologie contemporaine des politiques identitaires. Les identités multiples, qu’incarnent Frodo (porteur de l’Anneau, ami des Elfes) ou Aragorn (Rôdeur, roi, Dúnadan), ne sont pas des constructions modernes, mais le reflet de la richesse et de la complexité de la condition humaine.
Groom excelle cependant dans sa compréhension de la puissance des mots et des récits chez Tolkien : les histoires que nous racontons façonnent nos identités et celles des communautés auxquelles nous appartenons. C’est cette capacité à tisser des liens entre les récits personnels et collectifs qui confère à l’univers de Tolkien sa force universelle et intemporelle.
L’incertitude et la quête du bien
Un autre aspect exploré par Groom est la manière dont Tolkien aborde l’incertitude morale. Contrairement à une vision manichéenne simpliste, les héros de la Terre du Milieu sont confrontés à des choix difficiles, où le bien et le mal ne sont pas toujours immédiatement discernables. Boromir, par exemple, succombe temporairement à la tentation avant de se racheter dans un ultime acte de bravoure. Pourtant, cette ambiguïté ne doit pas être lue comme une approbation du relativisme contemporain. Au contraire, Tolkien montre que ces moments d’hésitation appellent à un effort héroïque pour transcender le chaos et embrasser le bien.
La morale chez Tolkien n’est pas un artefact de la modernité. Comme les héros classiques d’Homère ou de la Bible, ses personnages commettent des erreurs, mais leur grandeur réside dans leur capacité à apprendre de leurs échecs et à se tourner vers la lumière.
L’héritage de l’amitié dans la Terre du Milieu
Si un thème domine l’œuvre de Tolkien, c’est celui de l’amitié. Dans un monde assombri par la guerre et la destruction, c’est l’amitié qui unit des personnages aussi différents que Gimli et Legolas ou Gandalf et Pippin. Cette amitié transcende les préjugés et les différences raciales, offrant une vision d’espoir et de coopération dans les moments les plus sombres. Groom souligne à juste titre que cette fraternité, enracinée dans les épreuves partagées, reste l’un des aspects les plus émouvants et pertinents de l’œuvre de Tolkien.
Dans la seconde moitié de son livre, Groom analyse les adaptations cinématographiques de Peter Jackson. Loin de trahir Tolkien, ces films enrichissent son univers en s’appuyant sur des annexes et des récits secondaires pour étoffer l’intrigue et approfondir les personnages. Groom défend avec passion ces adaptations, tout en soulignant leur capacité à capter l’essence même de l’œuvre : un monde de magie, de défis et de triomphes humains.
L’ambition de Groom de connecter Tolkien au XXIe siècle est louable, mais elle ne doit pas conduire à des lectures postmodernes déformant le message de l’auteur. Tolkien nous offre une évasion, certes, mais surtout une invitation à redécouvrir la réalité à travers le prisme de récits intemporels. La Terre du Milieu n’est pas un miroir des confusions modernes, mais une lumière guidant vers une humanité renouvelée par l’amour, l’amitié et le courage.
En fin de compte, Tolkien in the Twenty-First Century rappelle pourquoi les récits de Tolkien restent si puissants : ils nous parlent de notre capacité à surmonter l’incertitude et à trouver, dans nos liens avec les autres, la force d’affronter les ténèbres. Une leçon précieuse pour notre époque troublée.
Le Mordant
Illustration : DR
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