Le cinquième album des nouvelles aventures de Corto Maltese, créées par le duo espagnol Canales et Pellejero, nous entraine au Mexique durant le soulèvement des Cristeros contre le gouvernement républicain.
En 1929, alors qu’il remet en état sa nouvelle goélette, nommée La Nina de Gibraltar, Corto Maltese reçoit la visite de Bouche Dorée, sorcière brésilienne. Celle-ci vient lui proposer un travail rentable : racheter la collection d’objets précieux d’un archéologue, Edward Herbert Thompson, qui pille depuis des années les sites mayas, afin de les vendre à des millionnaires chinois prêts à en payer une fortune. Mais en regardant les mains du marin, elle découvre que sa ligne de vie est en train de s’écourter… Corto se rend au Mexique, sur le site de Chichen Itza, en se faisant passer pour un représentant du musée de Salisbury. Il fait la connaissance de l’archéologue, lequel l’invite dans sa hacienda. Corto y découvre un nouveau bombardier, dont le pilote, Charles Lindbergh, doit épouser la fille de l’ambassadeur américain Morrow. Celui-ci va en livrer une escadrille entière au gouvernement mexicain. A partir de ce moment, rien ne se passe comme prévu. Corto se retrouve contraint de convoyer un chargement d’armes pour les Cristeros, ces révoltés catholiques qui se battent contre le gouvernement républicain en raison de la promulgation de lois anticléricales. Il retrouvera parmi eux deux de ses vieilles connaissances, Raspoutine dans un rôle inattendu de prêtre, et Banshee O’Dannan, la belle révolutionnaire irlandaise. Il rencontrera même le général Enrique Gorostieta Velarde.
Dans sa célèbre série Corto Maltese, le maestro Hugo Pratt (1927-1995) mélange voyages, aventure, mystère, légendes et ésotérisme. Plus de trente aventures de longueur très variable, dont le cadre s’échelonne de 1904 à 1925, façonnent la personnalité de Corto Maltese, l’aventurier anarchiste, romantique et, surtout, mystérieux. Qu’elles soient vénitiennes, celtes, sud-américaines, africaines ou orientales, on découvre dans ses aventures des légendes et traditions populaires. Pratt semble fasciné par toutes les cultures. Corto Maltese naît en 1887, à Malte, d’une mère gitane (la Niña de Gibraltar) et d’un père britannique. Après avoir passé son enfance dans le sud de l’Espagne, il devient marin et, en 1904, est témoin de la guerre russo-japonaise en Mandchourie (La Jeunesse de Corto Maltese). Mettant en scène l’errance, d’île en île, du pirate impitoyable Raspoutine et de Corto Maltese, le récit La Ballade de la mer salée, qui se déroule en Océanie de 1913 à 1915, a pour toile de fond des actes de piraterie et le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Corto Maltese revient en Europe lors des derniers mois de la Première Guerre mondiale, pour l’album Les Celtiques, composé de plusieurs récits. L’un d’eux est resté dans les mémoires : Concert en O mineur pour harpe et nitroglycérine. Sur fond de légendes celtiques, Corto Maltese, se livrant au trafic d’armes au profit du Sinn Féin, parti indépendantiste irlandais, découvre que les traîtres, comme les héros, ne sont pas toujours ceux désignés comme tels. Dans ce récit, on se souvient de la belle héroïne Banshee O’Danann qui chante le mythe irlandais de Tuan Mac Cairill.
Le dessin de Pratt est très éloigné de la ligne claire de l’école belge. Son style lui est propre. Un trait haché, nerveux, et rehaussé de zones d’ombres d’un noir absolu, l’ensemble suggérant relief et dynamisme. Le trait, les jeux d’ombres et de lumières et le texte s’entrelacent à merveille.
Peu avant sa mort, Pratt n’avait pas exclu la possibilité que certains auteurs puissent continuer les aventures de Corto Maltese. En 2015, les éditions Casterman relancent Corto Maltese en faisant appel à un duo espagnol : Juan Díaz Canales, scénariste de Blacksad, et Rubén Pellejero, qui avait dessiné Le tour de valse, terrible histoire d’amour dans un camp de prisonniers en Sibérie. Ils ont réussi à trouver un récit rythmé et un style s’approchant de ceux d’Hugo Pratt. Dans Sous le soleil de minuit (2015), se déroulant en 1915, Corto Maltese arrive au Panama aux côtés de Raspoutine pour retrouver son ami écrivain Jack London. Dans l’album Équatoria (2017), Corto part en 1911 à la recherche d’une relique des croisades, « le miroir du prêtre Jean », ce qui l’amène en Egypte et au Soudan. Le Jour de Tarowean (2019) dévoile les événements qui précèdent l’apparition de Corto Maltese, attaché sur un radeau au large d’une île de l’océan Pacifique dans La Ballade de la mer salée, la première aventure publiée par Hugo Pratt. Nocturnes berlinois nous emmène en un lieu qui n’avait pas encore été exploré par Corto : Berlin, en 1924.
Dans ce nouvel album, intitulé La ligne de vie, le scénariste Dias Canales prend pour cadre la guerre des Cristeros. Il situe son récit après le début de ce soulèvement, en 1926, d’une partie de la population mexicaine, rurale et catholique, contre le gouvernement. Pour protester contre les lois anticléricales, la Ligue Nationale de Défense de la Liberté Religieuse use de moyens pacifiques (manifestations, boycott économique, pétitions…). Mais obéissant aux ordres du président Calles, socialiste franc-maçon, l’armée fédérale répond par la violence. Contre la tyrannie du gouvernement mexicain, de simples paysans deviennent alors des « Cristeros », soldats du Christ-Roi. L’insurrection est leur réponse aux interdictions de célébrer le culte et aux exécutions de prêtres. On découvre même que, parmi les Cristeros, une brigade féminine se place sous le patronage de Jeanne d’Arc. Le général Enrique Gorostieta Velarde entraîne efficacement les Cristeros et les réorganise en unités disciplinées. À son apogée, en 1929, cette rébellion compte 50 000 combattants, dont la moitié est placée sous le commandement du général Gorostieta. Le récit imaginé par Dias Canales, riche en surprises et rebondissements, se déroule à la fin de cette guerre, en 1929, lorsque le gouvernement mexicain décide de conclure un accord diplomatique avec l’Église catholique grâce à l’entremise de l’ambassadeur américain Morrow. Les Cristeros doivent alors déposer les armes… Dans ce scenario, on apprécie notamment les retrouvailles romantiques entre Corto et Banshee, la belle guerrière catholique.
Le dessinateur Ruben Pellejero est un digne héritier d’Hugo Pratt. Il est aidé par sa fille pour la mise en couleur.
Ce Corto Maltese est sans doute le meilleur réalisé par le duo d’auteurs espagnols.
Corto Maltese, t. 17, La Ligne de vie, 80 pages, 17 euros. Éditions Casterman.
Kristol Sehec.
Illustration : DR
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