Les vacances de Noël … une période bénie pour prendre soin de soi et s’adonner au meilleur passe-temps possible : la lecture. Mais plutôt que de vous proposer une froide sélection d’ouvrages à lire ou à offrir, nous avons demandé à quelques-uns des auteurs que nous affectionnons particulièrement quels sont les livres qui les ont le plus marqués.
Thomas Clavel est professeur de français et écrivain. Ses fictions, en d’autres temps taxées de délirantes, sont aujourd’hui notre pain quotidien. Du séducteur non-déconstruit voisin de palier d’une harpie féministe (Le jardin des femmes perdues), à la jeune fille bien sous tous rapports traquée par la vindicte numérique à l’apogée de l’hystérie covidienne (Hôtel Beauregard), en passant par le pauvre hère plongé dans la tourmente pour avoir adressé un mot « problématique » à un de ces démarcheurs téléphoniques qui nous harcèlent (Un traître mot), à l’homme tiraillé entre ses démons intérieurs : l’instinct conservateur et l’instinct ravageur (La tour et la plaine), comment ne pas se retrouver dans ses personnages ?
Il a bien voulu se soumettre à notre interrogatoire.
Breizh-info.com : Qui vous a donné le goût de la lecture ?
Sans aucun doute mon père, André Clavel, disparu en 2019. Il fut probablement le meilleur chroniqueur littéraire de sa génération. Spécialiste de littérature étrangère, auteur d’ouvrages de référence sur Michel Leiris et Michel Butor, formidable interviewer des plus grands écrivains contemporains, il recevait chaque jour une bonne demi-douzaine de romans par service de presse. Tout petit, j’ai commencé par les empiler dans ma chambre, pour mes constructions de cabanes ou de forteresses. Avant de comprendre qu’on pouvait aussi les ouvrir…
Breizh-info.com : Quel est le livre qui vous a le plus marqué lorsque vous étiez enfant ?
Très probablement Der Struwwelpeter —Pierre l’ébouriffé—, recueil de leçons de morale accompagnées de dessins sadiques que l’on doit au psychiatre allemand Heinrich Hoffmann, au milieu du 19ème siècle, et que ma mère me faisait relire régulièrement. On y croise toute une galerie d’enfants turbulents qui se jouent des règles imposées par leurs parents et s’illustrent par des actes de désobéissance qui leur causent des blessures impressionnantes, souvent mortelles. Ce livre, d’un archaïsme patriarcal délicieux, serait probablement voué aux gémonies par nos pédagogues pour son caractère assez traumatisant. Il est vrai qu’il aura marqué mon imaginaire, à la manière d’un lieu poussiéreux fleurant l’interdit, la mauvaiseté originelle, l’impitoyable châtiment de la transgression. Nous sommes ici très loin du mythe du bon sauvage ou des études montessoriennes : le désordre est logé dans l’homme depuis sa plus tendre enfance, et il doit être réprimé.
Breizh-info.com : Quels sont les trois livres qui vous ont le plus marqué à l’âge adulte et pourquoi ?
L’Idiot fut mon premier roman de Dostoïevski, lu en quelques jours l’été de mes dix-huit ans, juste avant ma rentrée en hypokhâgne. Polyphonie géniale, cacophonie déroutante, symphonie magistrale où résonnent les strideurs de l’enfer et la voix des anges, il est du roman russe la forme accomplie. Les Liaisons dangereuses, pour sa part diabolique bien sûr, et l’intelligence foudroyante qui s’y déploie, surtout pour sa langue impeccable (quoique pécheresse !), d’un classicisme somptueux : car la beauté sied parfaitement au mal ! Le Feu de Gabriele d’Annunzio, que j’ai lu dans le texte à l’époque où je vivais à Rome : livre impossible, inouï, miraculeux, narrant les contemplations mystiques d’un certain Stelio Effrena, poète surhumain ayant voué son existence à la célébration d’une Venise crépusculaire, luxueuse et royale, dévorée par le feu du soleil d’automne. On est ici à des années-lumière du minimalisme mesquin et plaintif qui sévit à chaque rentrée littéraire !
Breizh-info.com : Quels sont les auteurs qui ont le plus influencé votre propre écriture ?
Flaubert, cet Orphée en son gueuloir, Barbey d’Aurevilly, que Léon Bloy surnomma très justement « le connétable des lettres », Théophile Gautier, ce « poète impeccable » à qui Baudelaire dédie ses « fleurs maladives », Rimbaud, le pitre prodigieux, Racine, le dieu tutélaire de l’alexandrin. J’ai leurs phrases en tête. On ne sort pas indemne d’une telle musique.
Breizh-info.com : Quels sont les livres ou les auteurs qui illustrent le mieux votre vision du monde ?
Les Métamorphoses du génial Ovide ! Car le monde est une anamorphose permanente, une fantaisie plastique, un enchantement fugitif et capricieux. Tout Molière et tout Shakespeare, bien sûr. Car chaque phénomène humain porte en lui sa part de comédie et sa part de tragédie, tressées entre elles inextricablement.
Breizh-info.com : Quel est le livre que vous voudriez que tout le monde lise ?
J’aimerais que mes fils Marc-Antoine et Hadrien lisent un jour (et méditent !) Les lettres à Lucilius de Sénèque, le livre le plus indispensable au monde. Toute la sagesse stoïcienne y est savamment distillée, à la manière d’un nectar existentiel précieux.
Breizh-info.com : Quel est de dernier livre qui vous a agréablement surpris ?
Le Diable, tout le temps, de l’écrivain américain Donald Ray Pollock, que mon père me conseilla. Un roman trépidant en forme de road movie. Une exploration suffocante d’une Amérique profonde et superstitieuse, travaillée par la question du mal.
Breizh-info.com : Le livre que vous finirez un jour ?
La Montagne magique, si Dieu me prête longue vie !
Breizh-info.com : Quelle sera votre prochaine lecture ?
La thèse de mon épouse Julie, consacrée à la littérature de la guerre civile libanaise, qu’elle doit soutenir à Beyrouth prochainement.
Breizh-info.com : Les cinq romans à mettre sous le sapin ?
Les Vocations infernales, Un traître mot, Hôtel Beauregard, Le Jardin des femmes perdues et La Tour et la Plaine — de votre serviteur ! Des cadeaux parfaits à offrir à un vieil oncle marxiste ou une nièce en perdition…
Breizh-info.com : Voulez-vous finir par une citation ?
Une phrase foudroyante du poète tchécoslovaque Vladimir Holan, religieusement recopiée par Nicolas Bouvier dans une lettre qu’il m’adressa juste avant sa mort :
« Il y a le destin, et ce qui ne tremble pas en lui n’est pas solide. »
Propos recueillis par Audrey D’Aguanno
Crédit photo : DR
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2 réponses à “La dissidence et la lecture. Thomas Clavel passé à la Question”
Un bel article à la gloire de la lecture qui, hélas, n’est plus prioritaire chez les jeunes vu leur faible niveau et leur difficultés de compréhension des textes dans leur langue maternelle ! La lecture aide à écrire correctement et à ouvrir notre esprit de façon ludique. Les réseaux sociaux et leur pauvreté de langage doublé d’une immédiateté maladive sur les Facebook, Tiktok, Instagram et autres enferment les cerveaux dans le piège du » tout visuel » sans prendre le temps de la moindre réflexion sur un sujet. Sans tomber dans un complotisme systématique, je pense que cette aliénation est bien programmée et profite à ceux qui se cachent derrière une soi-disant technologie innovante remplaçant les neurones défaillants !
Excellent jeune auteur à suivre!