Ukraine : la ligne était rouge vif

Les Etats-Unis ont accédé à la requête des Ukrainiens, maintes fois formulée, de les autoriser à frapper des cibles en territoire russe avec les missiles longue-portée de fabrication américaine et européenne que sont les ATACMS, HIMAR, Storm Shadow et Scalp. L’accord obtenu, les Ukrainiens ont attaqué la Russie les 19 et 21 novembre. La Russie a répondu avec force et célérité en ciblant le 21 novembre le constructeur aérospatial ukrainien Yuzhmash sur les bords du Dniepr avec un nouveau missile hypersonique, l’Oreshnik. Surpris, les Occidentaux ont immédiatement accusé la Russie d’escalader la guerre. Leur surprise tient à ce que dans le passé Vladimir Poutine, craignant un emballement du conflit, n’avait pas réagi quand les Occidentaux avaient franchi ses lignes rouges, perçues à l’ouest comme de simples bluffs. Mais cette fois, la ligne n’était pas rouge, mais rouge vif et Putin a réagi. Les évènements des 19 et 21 novembre donnent à réfléchir sur ce que le futur nous réserve d’autant que dans son allocution du 21 novembre, Vladimir Poutine a informé les Occidentaux qu’il n’existait pas de défense aérienne en Occident capable d’arrêter l’Oreshnik et qu’il y aurait une réponse à toute frappe ukrainienne sur le territoire russe. La guerre est perdue sur le terrain. Washington le sait. La raison et la sagesse préconisent donc l’arrêt du conflit et l’amorce de négociations. Encore faut-il au préalable s’interroger sur les motivations américano-ukrainiennes.

Pourquoi cibler le territoire russe quand de l’avis des experts ces attaques ne changeront pas l’issue du conflit ? Personne n’a réponse à cette question, aussi les conjectures vont-elles bon train. Serait-ce pour le transformer en une guerre d’usure qui épuiserait économiquement la Russie, provoquant la colère des Russes et la démission de Poutine ? Pour sauver la face en espérant obtenir un meilleur règlement du conflit ? Pour provoquer une réaction de Vladimir Poutine qui le décrédibiliserait sur la scène internationale ? Pour frustrer le projet de paix de Donald Trump ? Quelle qu’en soit les raisons, une chose est sure : l’Oreshnik a changé la donne. La Russie a désormais une option entre l’inaction et la réponse nucléaire. Dans un signe de défiance, les Ukrainiens ont à nouveau frappé Koursk les 23 et 25 novembre. Peut-être les Russes n’auront-ils pas besoin de répondre à ces attaques si Washington a compris leur message ? Le temps des rodomontades est passé, celui des négociations est venu pour éviter un affrontement direct russo-américain dont on n’ose imaginer les conséquences.

Le 22 février 2022, jour du lancement de l’opération militaire spécial, Vladimir Poutine a pris soin d’en donner les objectifs immédiats : démilitarisation, dénazification et neutralité de l’Ukraine. Les objectifs stratégiques qui sous-tendent cette opération sont au cœur du différend russo-américain. Ils sont énumérés dans le projet de traité d’architecture européenne de sécurité que Vladimir Poutine a remis à Washington et à Bruxelles le 17 décembre 2021, et se résument en deux points essentiels : retrait de l’Otan des nations qui l’ont rejoint après 1991 (en conformité avec la promesse de James Baker à Mikhaïl Gorbatchev), et neutralité des nations limitrophes de la Russie.

Ce projet d’architecture s’appuie sur le principe de l’indivisibilité de la sécurité qui stipule que la sécurité d’une nation ne peut se faire au détriment d’une autre – principe inscrit dans les déclarations d’Istamboul de 1999 et d’Astana de 2010 signées par les membres de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe dont les Etats-Unis, la Russie, l’Ukraine, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, etc.[1] A ce principe, les Etats-Unis en opposent un autre, celui de la « porte ouverte »[2] qui donne à toute nation le droit de s’allier à toute autre nation sans égard à l’impact d’une telle alliance sur une ou plusieurs autres nations – principe inscrit dans l’Acte final d’Helsinki et la Charte de Paris pour une nouvelle Europe. Ces positions antinomiques augurent mal d’une résolution du conflit, sauf renoncement improbable des Etats-Unis à leurs visées hégémoniques.

Ce règlement du conflit est d’autant plus improbable que Donald Trump entend le régler par la force. « Nous obtiendrons la paix par la force » a-t-il déclaré récemment. Qu’entend-il par ces mots ? Nul ne le sait, mais ils se situent dans le droit fil de la politique de l’escalade dominante (« Escalation Dominance ») qui repose pour partie sur une escalade de la violence et pour partie sur le bluff ou « stratégie de l’ambiguïté »,[3] ou encore « théorie de l’Homme fou » (Madman) chère à Richard Nixon, qui se résume par cette expression : « arrêtez-moi ou je fais un malheur (sous-entendu « je recours au nucléaire »). En l’espèce, cela signifie, si l’on prend la déclaration de Donald Trump au mot, que Vladimir Poutine doit se soumettre à la volonté américaine. Ouah ! Ce serait la première fois dans l’histoire des nations que le perdant impose sa volonté au vainqueur !

Le problème avec cette approche est qu’elle n’est plus valide. Vladimir Poutine y a trouvé réponse avec le missile Oreshnik, équipé d’une charge conventionnelle capable de faire d’énormes dégâts, comme démontré lors de l’attaque de Yuzhmash. A toute nouvelle attaque ukrainienne sur le sol russe, la Russie répondra par une attaque Oreshnik sur le sol ukrainien, voire sur celui de ses alliés que la Russie qualifie désormais de co-belligérants. C’est au tour des United States d’être coincés dans un dilemme cornélien du tout ou rien – « tout » signifiant un engagement direct dans la guerre, et « rien » l’ignominie. La déclaration péremptoire de Donald Trump est donc vide de sens. Poutine est en position de force.

Si Trump maintient sa position, un accord est impossible à moins que Poutine accepte un accord bâclé pour mettre fin à une guerre qui lui coûte cher et qui menace son économie, en se satisfaisant de l’annexation du Donbass et de la neutralité de l’Ukraine. Ce serait une erreur. La neutralité de l’Ukraine serait une neutralité de façade. Les Etats-Unis ne renonceront pas à leur objectif de démembrer la Russie. Une guérilla larvée émergera en Ukraine – la CIA et son avorton la NED ont une grande expérience en la matière – guérilla qui forcera tôt ou tard Poutine à envahir l’Ukraine. C’est alors que la question du règlement définitif du conflit se posera. Une paix durable n’est possible qu’à deux conditions. Les Etats-Unis doivent a) accorder à la Russie ce qu’ils se sont octroyés en 1823 avec la doctrine de Monroe, une sphère d’influence, et b) renoncer au mythe de l’hégémonie messianique. Peut-être Donald Trump y consentirait-t-il pour avoir la paix et mener à bien son programme de réformes, mais l’appareil de sécurité (ministères des affaires étrangères et de la défense, complexe militaro-industriel, et agences de renseignement – CIA, NSA, etc.) n’est pas prêt à accorder à la Russie ni l’un ni l’autre.

A ce point du débat, il convient de revenir à la thèse de l’Américain William Gilpin préconisant à la fin du 19ème siècle la construction d’une voie ferrée reliant New York à Moscou pour faciliter les échanges commerciaux. Cette thèse, en opposition frontale avec celle de l’Anglais Halford Mackinder, a longtemps été ignoré, avant d’être repris par Henry Wallace, vice-président des Etats-Unis de 1941 à 1945.[4] Cette adhésion à la vision de Gilpin lui valut très probablement d’être éliminé de la course à la Maison Blanche en 1944. S’il avait été élu, loin d’être des ennemis, Washington et Moscou auraient été des partenaires industriels et commerciaux dans un monde apaisé.

La paix est non seulement possible mais aussi bénéfique. Le Vietnam qui fut en guerre avec les Etats-Unis pendant vingt ans, est aujourd’hui son troisième fournisseur après la Chine et le Mexique.

Jean-Luc Baslé

[1] Créé en 1973, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe a pour objet la paix et la sécurité des Etats.

[2] La doctrine de la porte ouverte, due au secrétaire d’état John Hay, avait pour objet d’ouvrir la porte de la Chine aux Etats-Unis à la fin du 19ème siècle en traitant toutes les nations sur un pied d’égalité afin qu’aucune n’est le contrôle total du pays.

[3] Gilles Andréani, professeur affilié à Sciences Po, se fait l’avocat de cette méthode dans un récent article intitulé : « Ukraine, troupes au sol, ambigüité stratégique : il faut mettre fin à la désunion occidentale », telos, 22 mai 2024.

[4] Halford Mackinder opposait l’empire naval britannique à un empire continental euroasiatique en devenir, appelé île-monde, qui serait contrôlé par la Russie.

Crédit photo : machine à café/Wikimedia (cc)
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7 réponses à “Ukraine : la ligne était rouge vif”

  1. Pierre dit :

    Il n’y a pas de paix qui tienne si elle n’est pas basée sur les faits et la vérité mais est basée sur l’idéologie. Le traité de Versailles et la Charte des Nations Unies sont deux exemples de documents supposés apporter la paix mais pleins d’idéologie et de déni de réalité, les conséquences en furent la 2ème guerre mondiale et la guerre froide (laquelle n’était froide que de nom).

  2. gautier dit :

    les américains ont toujours perdu ou abandonnés les guerres qu’ils ont engagé, que ce soit le Vietnam ou en Afghanistan ils ont laissé sur place pour des milliards d’armes et de véhicules de guerre, que bien sûr les organisations terroristes ont récupéré !! à chaque grande bataille perdue, il en ont mis une autre en marche pour que l’on oublie la précédente ! ils se servaient de l’Ukraine comme laboratoires de tout ce qu’il ne pouvaient faire dans leur pays ! lire sur Biden et son fils avec les labos clandestins pour faire des virus ! l’Ukraine est toujours la lessiveuse pour blanchir l’argent ! et pour les ventes d’enfants !

  3. Gaï de Ropraz dit :

    D’une part, si le conflit Russo-Ukrainien dure, c’est de par la faute du vieillard Biden qui visiblement est affaibli par un jugement totalement erroné. D’autre part, dans ce conflit créé toujours par Biden/USA (s’imaginant pouvoir plaçer ses fusées aux portes du Kremlin sans en payer la facture), il est notoire qu’aujourd’hui Poutine est en position de force avec ses missiles Oreshnik pour répondre aux motivations farfelues américano-ukrainiennes.
    En résumé, il est presque certain que l’arrivée de Trump aux manettes resoudra les problemes et qu’un pacte de non agression entre les deux pays sera signé.

  4. JLP dit :

    Il y a longtemps que je n’avais pas lu tel délire poutiniste ! Makogonov peut être fier de sa prise de guerre !

  5. mouchet dit :

    Très bonne analyse stratégique géo politique des concurrences commerciales industrielles énergétiques sur 2 blocs qui se heurtent depuis que l’astronaute Gagarine à fait le tour de la terre. Et l’Europe vassalisée dans tout cela ? Un panier de crabes ou intérêts du dollars et particuliers commissionnés font la pluie et le beau temps. Le business militaire passe au dessus de la paix le pire ennemi du militaro business des USA qui est 45% de leur PIB et 25 millions d’emplois. Le fait nouveau dans le contexte, dont aura peur Mr Trump, c’est surtout la dédollarisation et la fin des petrodollars effective qui mettent à mal la masse monétaire de cette monnaie toxique subventionnée par les dettes. N’oublions pas que les Etats Unis vivent sur le différentiel des autres monnaies, en cotation de toutes les matières premières et énergétiques qu’ils décident. Cela leur laissent le loisir de l’estimation des valeurs monétaires des pays concurrents. Devant cette suprématie injuste, donc les BRICS ont décidé de contourner le dollars en faisant commerce avec leurs propres monnaies en compensation réciproques. Mr Trump avant sa prise de pouvoir a bien dit que tout pays n’utilisant pas le dollars avec les USA il fallait oublier en échanges commerciaux. Une menace et du chantage qui risque de voir la pareille en contre partie. On est donc dans une dictature de la monnaies guerrière toxique dollars subventionnée par les dettes que souscrivent les pays du monde. Pire qu’une arnaque à la Ponzi système Madoff ou à la Macron bon élève pour la faillite de la France, c’est un holdup permanent pour mener grand train de vie à l’occidentale. La partie d’échec guerrière s’est engagée depuis 2008 par la Russie et la Chine qui fondirent leurs propres banques et transferts. Ce fut le basculement des valeurs exprimées en dollars qui s’est effondré. L’occident joue très très gros puisque tous les actifs exprimés en dollars, c’est environ entre 1500 et 1800 millions de milliards pour bien faire comprendre l’enjeu qui se joue en guerre financière contre l’hégémonie du dollars. Alors oui bien sûr, l’armement et l’armada des USA défendent la monnaie dollars toxique, mais en face par les BRICS la réciproque est toute aussi forte. Mr Poutine chef de file vient de le démontrer avec tous les pays associés dans les sommets de Saint Pétersbourg et Kazan. On le voit avec guerre en Ukraine perdue, contre guerre en Syrie Liban Iran émergente des deux bloc Russie Chine USA qui sont à la manœuvre guerrière d’orgueil. Mais ils devront céder en partie du terrain de leur suprématie dollars. Car le risque de contourner les USA en économie est très grand surtout si il a des taxes énormes. L’acteur arbitre sera l’endettement de l’occident USA Europe, ne sachant plus ou trouver des souscripteurs aux dettes irremboursables. C’est le nerf de la guerre financière et commerciale et la guerre tout cours. Mais l’occident consommateur veut garder son standing de vie, trop addict à la consommation obsessionnelle qui fait vivre le capitalisme ambiant. Il hésitera dans une guerre globale perdue d’avance devant un ennemi aussi fort que lui. Alors le jeu c’est montrer sa force pour intimider, vociférer financer des milliards virtuels, mais en final on en reviendra à un consensus pragmatique car l’effondrement monétaire guette.

  6. Pschitt dit :

    C’est formidable. Vous savez tout, vous avez tout vu et surtout vous pouvez prédire l’avenir dans ses moindres détails ! Chapeau !

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