Nous avons déjà longuement évoqué le dernier livre de Patrice Jean, la vie des spectres. Vous pouvez retrouver nos chroniques sur cet excellent ouvrage ici, et ici notamment.
Mais alors que dans ce dernier livre, Breizh-info.com a les « honneurs » de l’auteur, nous sommes allés plus loin…et nous l’avons interviewé..en espérant qu’une cabale ne s’abatte pas sur un des meilleurs auteurs de son temps !
Breizh-info.com : Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Je suis né en 1966 à Nantes, ville où j’ai grandi. J’habitais un quartier qui, au début des années 70, représentait la modernité avant de rapidement devenir ce qu’il est devenu aujourd’hui, une cité de HLM, sans grand prestige. J’ai étudié la philosophie puis je suis devenu professeur de français. J’ai publié douze livres, dont dix romans. Les romans sont pour moi une façon de méditer sur la condition humaine, sur le sens de la vie, à travers des personnages. En 2017, L’Homme surnuméraire (mon 4e roman) a connu un certain retentissement, j’y prévoyais l’arrivée, dans les maisons d’édition, de ce qu’on appellerait bientôt les sensitivity readers. En 2021, j’ai publié, chez Gallimard, La Poursuite de l’idéal puis en 2022 Le Parti d’Edgar Winger. Enfin, La Vie des spectres, en septembre, a été en lice pour le prix Renaudot et a obtenu le prix Maison Rouge.
Breizh-info.com : Vous avez choisi un personnage principal, Jean Dulac, qui incarne un journaliste résistant aux idéologies dominantes de notre époque. Quelles ont été vos inspirations pour ce personnage et ses dilemmes face à la société contemporaine ?
Je n’ai pensé à personne en particulier. Ce personnage m’a permis de mettre en place un système narratif où défilent, pour des articles de Jean Dulac, les personnalités de la culture, dont le journaliste brosse le portrait pour une revue nantaise. Dulac est très sceptique face à ce qu’il perçoit comme une comédie de la culture, ce qui lui pose des problèmes avec le directeur du journal, mais aussi ses proches, et notamment son parti politique : le PCF.
Breizh-info.com : Jean Dulac semble incarner l’anti-héros, isolé par sa famille et son entourage professionnel en raison de ses idées. Que souhaitiez-vous transmettre à travers cette lente déconstruction de sa vie personnelle et professionnelle ?
Je ne cherche rien à transmettre, si ce n’est montrer la difficulté de conserver son autonomie dans un système de pensée où l’on n’entend qu’un son de cloche. Tout le monde finit par rejeter Dulac, et s’il veut exister, il est obligé de s’opposer à tout le monde, ce qui est très dur et très coûteux en énergie.
Breizh-info.com : Dans votre roman, Jean Dulac se retrouve dans une tempête médiatique après un article publié sur Breizh-info.com. Qu’est-ce qui vous a poussé à inclure ce média, notre média dans l’intrigue ? Est-ce une réflexion sur le rôle des médias alternatifs dans le débat public ?
Breizh-info est un média qu’on classe plutôt à droite, et même plus que ça, en sorte que pour des médias mainstreams (comme on dit), il peut représenter un média peu recommandable, en sorte que la jeune surveillante qui, par deux articles, a participé à ce média, voit sa parole remise en cause : la vérité ne peut pas venir de Breizh-info puisque ce média est politiquement « controversé ». J’ai moi-même écrit des articles dans des revues de droite comme Causeur ou Éléments, des articles strictement littéraires, mais, pour certains, peu importe ce que j’ai pu écrire sur Paul Valéry ou Jean-Pierre Georges, ces textes sont publiés dans des revues diaboliques, et je deviens, à leurs yeux, un paria. C’est impressionnant. Il m’a fallu du temps pour comprendre ça, et je plaide ma grande naïveté. Et je me sers de cette expérience dans le roman.
Breizh-info.com : Jean Dulac subit des pressions idéologiques venant de sa propre famille. En quoi cela reflète-t-il, selon vous, la fracture générationnelle et les conflits idéologiques que l’on observe aujourd’hui dans les familles et la société ?
Dulac a un fils qui est biberonné à l’air du temps et aux médias mainstreams dont je viens de dire un mot. Il ne peut que s’opposer à un père qui s’en fiche. Son épouse est beaucoup plus à l’aise que lui avec les idées du jour, en sorte qu’elle aussi finit par le regarder de travers. Je pense que les conflits aujourd’hui passent entre les membres d’une même famille, lesquels conflits s’apparentent dès lors à des mini guerres civiles conjugales et familiales. La fracture est générationnelle, mais pas seulement : au sein d’une même génération, les oppositions peuvent être fortes. La fragmentation des sources d’information crée des dissensions à l’intérieur des familles, si bien que la place dans le processus de production (pour parler comme les marxistes) ne définit plus automatiquement l’idéologie des membres d’une même famille, d’une même classe sociale.
Breizh-info.com : Vous dressez un portrait acerbe de la société actuelle, semblable au style de Michel Houellebecq ou de Philippe Muray. Quelle est, selon vous, la mission de la satire dans un roman ? Doit-elle avant tout provoquer, dénoncer ou informer ?
La satire est un registre qui s’en prend à des cibles. L’honneur du satiriste est de s’attaquer aux puissants, à ceux qui pourraient lui nuire de les avoir moqués. S’en prendre à des cibles qui sont déjà dans la ligne de mire de la meute médiatique n’est rien d’autre que de la tartufferie.
Breizh-info.com : Pensez-vous que la littérature perd sa profondeur lorsqu’elle se fait militante ?
La dignité de la littérature est d’être la perception d’un homme seul, et celle du roman d’imaginer la vie invisible de plusieurs personnages embourbés dans le collectif. Le militantisme, en ce qu’il possède déjà une vision de la société, s’oppose à la liberté du créateur, en ce sens une littérature militante est un non-sens. Un romancier qui se contente d’appliquer des théories sociologiques, scientifiques, politiques, trompe son monde et trahit l’esprit du roman.
Breizh-info.com : Pourquoi avez-vous choisi Nantes comme cadre pour le récit ?
Le roman, dans les premières pages, se situait à Lyon. Mais je me suis dit que c’était idiot, et que je connaissais beaucoup mieux Nantes pour les raisons biographiques que j’ai dites. Alors, dès le premier chapitre, j’ai tout repris et réécrit. J’ai compris que Nantes serait bien plus qu’un décor : le terreau d’où naîtraient des personnages impossibles à imaginer ailleurs que dans cette ville.
Breizh-info.com : Jean Dulac se réfugie dans les œuvres de grands auteurs classiques comme Pascal, Montaigne ou Valéry. Pensez-vous que les classiques de la littérature offrent encore des réponses aux questions de notre époque ?
Les classiques dépassent toutes les époques, et donc dépassent la nôtre, et ils offrent, pour qui sait les lire, des réponses aux questions de notre époque. Pascal descend plus profondément que n’importe quel contemporain dans l’analyse de notre condition humaine, en ce sens, le lire nous ouvre les yeux bien plus que tout ce qui se publie tous les jours, dans les journaux ou sur internet. Ne connaître ni Pascal, ni Montaigne, c’est marcher dans une nuit faiblement éclairée par des enquêtes sociologiques et des éditoriaux politiques.
Breizh-info.com : Jean Dulac finit par s’isoler pour réfléchir et se libérer des normes imposées par son entourage. Pensez-vous que cette « fuite » est une manière de trouver la paix, ou illustre-t-elle plutôt une forme d’échec face à la société actuelle ?
À mon sens, c’est une fuite pour trouver la paix, pour méditer, pour reprendre le contact avec l’essentiel, pour cesser d’être un réprouvé. Bien sûr, il s’agit aussi de l’échec de son couple, et même de l’éducation de son fils.
Breizh-info.com : Certains lecteurs ont noté que votre ton pamphlétaire devient plus prononcé dans vos œuvres récentes. Est-ce un choix délibéré de votre part ? Comment conciliez-vous ce style avec la fluidité de la narration romanesque ?
Je n’ai pas de ton pamphlétaire, je n’ai pas de goût pour les pamphlets. La satire n’est pas un pamphlet, une fiction n’est pas un pamphlet. Je prends bien garde à n’insulter personne, et les personnages dont je me moque sont des personnages, c’est-à-dire des personnes inventées. J’essaie plutôt de créer des types humains, lesquels, il est vrai, s’inspirent de personnes réelles. Quant à la fluidité romanesque, je ne sais d’où elle vient, si ce n’est que j’essaie, toujours, d’être le plus clair possible. Je n’aime pas l’hermétisme, j’ai envie d’être compris.
Breizh-info.com : À travers les tensions de Jean Dulac avec sa famille et ses collègues, La Vie des spectres met en évidence la confrontation entre valeurs traditionnelles et valeurs modernes. Quels sont, selon vous, les enjeux de cette opposition dans la société contemporaine ?
Toutes les sociétés depuis la Renaissance, et même avant, sont travaillées par ce conflit entre les anciens et les modernes. Le conflit désunit une même famille, parfois même un même individu avec le passage des ans. Je pense que les modernes, pour cette fois, ont tort, ils poussent le progressisme jusqu’au moment où il se transforme en folie, en bêtise. Je souscris à cette phrase de Jean Dulac, à propos de son fils (un « moderne ») : « Sa contestation du capitalisme n’allait jamais jusqu’à remettre en cause les smartphones, le rap, les piscines, les consoles de jeux, TikTok, Instagram et Netflix : c’était une révolte de confort, une fausse insurrection, un truc d’ados. Il n’aimait pas que je le lui dise. Aussi, je me taisais la plupart du temps, et dans ce mutisme je mesurais la puissance du capital. »
Propos recueillis par YV
Illustration : DR
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